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Quelle politique économique suivre en Tunisie ? (2/2)

Manifestations de janvier 2018.

Dans un monde dont l’architecture post 1945 se lézarde, personne ne fera de cadeaux à la Tunisie qui ne peut compter que sur ses propres moyens et le talent de ses enfants.

Par Francis Ghilès *

Les dirigeants tunisiens devront accepter quelques vérités désagréables. La stabilité du plus petit pays d’Afrique du nord ne peut être garantie si le nombre de Tunisiens vivant à peine au-dessus du seuil de pauvreté continue de croître et si la classe moyenne, la base du régime depuis l’indépendance, s’appauvrit chaque jour encore plus. Le soulèvement de 2010-2011 a été mené par ces jeunes chômeurs des régions pauvres, là où le taux chômage est supérieur au tiers parmi les personnes âgées de moins de 24 ans.

Garantir la cohésion de la société tunisienne

Depuis 2011, ces régions déshéritées ont enregistré une baisse des offres d’emploi et de leur niveau de vie. Ici comme dans les villes côtières plus prospères, un sur deux des jeunes Tunisiens s’est abstenu de voter aux élections législative et présidentielle de 2014. À l’occasion des municipales de mai prochain, le taux d’abstention de cette catégorie d’âge pourrait atteindre les 75%. Ainsi, il devient clair que cette jeune génération, qui en principe devrait être mobilisée pour construire la démocratie, exprime sa lassitude à l’égard de la manière dont la politique se pratique actuellement dans leur pays.

L’investissement public tunisien n’a cessé de décroître depuis les années 1980, pour se situer actuellement à un très faible niveau de 14% des dépenses gouvernementales – l’enveloppe salariale des fonctionnaires accapare 41% de ces dépenses, les subventions en prennent 26% et le service de la dette 22%.

Cette baisse des investissements de l’Etat s’est considérablement accélérée au lendemain de 2011, à la suite d’une baisse brutale de l’épargne, de la croissance économique et de la part des exportations tunisiennes vers l’Union européenne (UE), qui reste le principal partenaire commercial du pays.

L’orthodoxie néolibérale, qui prévaut jusqu’à un niveau élevé au sein de la Banque mondiale (BM) et également parmi certains cercles à Tunis, soutient l’idée selon laquelle l’investissement privé, et en particulier celui d’origine étrangère, reste le sauveur de l’économie tunisienne. Rien ne serait être plus éloigné de la vérité. C’est l’investissement, et non pas les exportations, qui tirent l’économie chinoise vers le haut.

Cela ne veut pas dire que l’Etat doit renouer avec ses anciens démons et investir dans le secteur productif. Il doit concentrer ses efforts sur l’éducation et la formation professionnelle, sur la santé – les hôpitaux sont en mauvais état – et sur les infrastructures de transport. Former et recruter des infirmiers, des médecins et des enseignants à travers le pays serviraient à promouvoir le sentiment d’appartenance et d’inclusion qui fait cruellement défaut dans les régions les plus pauvres du pays. En recrutant, depuis 2011, 140.000 nouveaux fonctionnaires qui sont venus s’ajouter à une fonction publique déjà hypertrophiée, les gouvernements de 2011-14 ont de fait, redistribué les revenus, ce qui constituait un des objectifs de ceux qui ont mené la révolte de 2011, mais hors de toute rationalité économique.

Les forces du marché ne seront jamais capables, à elles seules, de garantir la cohésion de la société tunisienne. Le gouvernement a besoin de concevoir un plan de développement dans le style de ce que Franklin Roosevelt a offert aux Américains avec son New Deal, c’est-à-dire un programme qui donne de l’espoir aux gens ordinaires, dans un pays profondément démoralisé. Le gouvernement pourrait alors pour plaider pour plus de soutien de la part de l’UE et de la BM avec plus de chance de convaincre de sa bonne foi.

Le chef de gouvernement manque de pédagogie

Rétablir l’autorité de l’Etat signifie, en tout premier lieu, combattre l’économie informelle. Par conséquent, cela veut aussi dire réformer la gestion des principaux ports du pays, assainir les douanes et lutter contre les barons de l’économie parallèle comme Chafik Jarraya, qui est en état d’arrestation depuis le printemps dernier. Ces fortunes mal-acquise sèment le cancer de la corruption dans de nombreux partis et médias. Leur ostentation dans les restaurants chics de Tunis insulte l’idée même de démocratie. Combattre cette pègre exige courage détermination.

L’Etat gaspille des sommes d’argent considérables en pertes fiscales. Il en perd également, par ailleurs, car les classes professionnelles [médecins et avocats, par exemple, ndlr] payent un impôt forfaitaire d’environ un tiers de leurs revenus déclaré, alors que les travailleurs et les fonctionnaires sont imposables à la source. Ceux qui bénéficient de tels privilèges ne peuvent, s’ils s’engagent en politique, plaider pour la modération. Une politique plus inclusive socialement reste essentielle.

Le gouvernement pourrait également développer une politique plus audacieuse et innovante pour améliorer les compétences, former les jeunes et associer les écoles et universités étrangères à ses projets.

L’UE – et plus particulièrement la France – est plus que disposée à prêter main forte dans ce domaine. Les fonctionnaires sont habiles dans l’art de reporter les décisions et rendre la vie d’un entrepreneur potentiel plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Un coup d’arrêt devrait être mis au recrutement de nouveaux fonctionnaires.

Le moral dans la fonction publique a été durement touché, ces dernières années, car environ 7.000 hauts fonctionnaires ont vécu, jusqu’à septembre dernier, sous la menace de procédures légales à leur encontre pour faits de corruption commis avant 2011. Le parlement a finalement adopté une loi amnistiant ces présumés coupables, mais le rétablissement de l’ordre et du moral de ce qui a sans doute été un des meilleurs fonctionnariats du monde arabe jusqu’en 2011 ne sera pas une tâche aisée.

Dans sa quête de la voie à suivre, le gouvernement a – hélas – commis quelques erreurs qu’il aurait pu certainement éviter. La première faute a été la décision d’augmenter massivement et maladroitement les prix et la TVA, le 1e janvier dernier. Ces hausses n’ont pas été expliquées et elles étaient brutales. Alourdir le fardeau fiscal de compagnies sérieuses et respectées, qui rencontrent déjà des difficultés à produire et à exporter leurs produits, est une aberration économique.

La Tunisie doit soutenir les compagnies qui son secteur industriel et des services exportent (des câbles électriques aux pièces de rechange pour voitures et aux produits pharmaceutiques). Très souvent à gauche, ceux qui critiquent l’entreprise privée ne font pas la différence entre les entrepreneurs «de copinage» et les véritables industriels qui produisent des biens à des prix concurrentiels.

Il y a une forte résistance au changement de la part de ces membres de la fédération des employeurs (l’Utica) qui dépendent d’une multitude de contrôles et de graissage de pates bureaucratiques et bénéficient souvent d’un monopole de fait sur la production de certains produits.

Afin de regagner la confiance de leurs compatriotes, les politiciens et médias devraient se souvenir que les Tunisiens et les Tunisiennes sont raisonnablement instruits et qu’ils méritent, donc, qu’on leur dise la vérité, et non pas des demi-vérités ou des mensonges.

Si le Premier ministre avait été interviewé à la télévision la veille de la hausse des prix, si le dirigeant d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, avait été interrogé à brûle-pourpoint sur les raisons qui l’ont poussé à soutenir pendant tant d’années Chedly Ayari et si Moncef Marzouki avait été directement confronté à des faits concrets sur les dégâts que sa campagne contre le secteur de l’énergie a causés à l’économie, leurs compatriotes auraient mieux compris le contexte des récents événements.

Le chef du gouvernement n’a pas, non plus, expliqué aux Tunisiens pourquoi un ministre compétent de l’Education nationale [Néji Jelloul, ndlr] a été forcé au départ, l’an dernier, sous la pression de la centrale syndicale.

Une question qu’il est préférable, dans les circonstances actuelles, d’éviter demeure celle des privatisations auxquelles l’UGTT s’oppose farouchement – et cela, malgré les nombreuses réussites de cette politique depuis la fin des années 80. Quatre-vingt-dix-neuf sociétés nationales ont été totalement (49) ou partiellement privatisées entre 1987 et 2006, pour un montant global de 670 millions d’euros.

Le constructeur naval Socomena, qui était au bord de la banqueroute, a été vendu à 34 millions d’euros, en 2005. Cette société a vu le volume de son capital multiplier par dix et elle emploie à présent plus d’agents et paye mieux ses ouvriers et ingénieurs. C’est aussi le cas pour la société AMS (Ateliers mécaniques du Sahel), Sofomeca, d’un nombre de cimenteries et, dernier exemple et non des moindres, la Banque du Sud qui a été rachetée par la marocaine Attijari Bank.

L’UGTT ne parvient pas à créer un parti de gauche

Au lendemain de la dissolution du parti de l’ancien dictateur, la principale force la mieux organisée du pays, hormis l’armée et un groupe de chefs d’entreprises privées, reste l’UGTT.

Fondée en 1946, la deuxième plus ancienne formation syndicale d’Afrique, cette centrale a joué un rôle important dans la lutte pour l’indépendance jusqu’en 1956. Malgré le règne du parti unique, après l’indépendance, l’UGTT a conservé une certaine envergure politique, en plus de son identité de base en tant que confédération de travail. Elle a pris part aux élections législatives à trois reprises, en 1956, 1981 et 1986, bien que cela se soit fait en alliance avec le Parti du Néo-Destour de Habib Bourguiba. En deux occasions, en 1979 et 1983-4, elle a confronté le gouvernement dans des émeutes sanglantes. Cependant, vers la fin du règne de Ben Ali, certains de ses dirigeants ont été cooptés dans ce qui est devenu une famille régnante très prédatrice.

Lorsque les ouvriers du bassin minier se sont révoltés en 2008, les sections locales de l’UGTT se sont divisées. À mesure que la révolte de 2010-11 a pris de l’ampleur de nombreuses branches locales de l’UGTT ont appuyé les jeunes qui défié Ben Ali.

Trois ans plus tard, lorsque le gouvernement dirigé par Ennahdha a entraîné le pays au bord de la guerre civile, l’UGTT s’est jointe à la centrale patronale, l’Utica, à l’Ordre national des avocats tunisiens et à la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, pour négocier un accord de sortie de la crise qui a permis de former un gouvernement de technocrates auquel a été assigné la tâche d’organiser les élections législatives et présidentielle de l’automne 2014. Ces quatre organisations nationales ont eu droit au Prix Nobel de la paix.

Certains observateurs soutiennent pourtant que l’échec le plus cuisant qu’a connu l’UGTT, depuis la chute de Ben Ali, a été son refus de séparer les ses activités syndicales de ses activités politiques et de créer un parti regroupant les forces de la gauche tunisienne. Si l’UGTT avait adopté cette démarche en octobre 2011, elle aurait probablement remporté plus de voix qu’Ennahdha.

Quoi qu’il en soit, il est triste de voir que l’actuel secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, se soit laissé tenter par la pire forme démagogique plutôt que d’essayer de contribuer à l’instauration d’un débat intelligent sur l’avenir de l’économie de son pays. Un débat intelligent sur l’économie du pays est encore plus remis en question par le fait que ni Ennahdha ni le parti laïc créé par le chef de l’Etat, Nidaa Tounes, n’ont de programmes économiques cohérents. Un parti de gauche aurait pu articuler une vision pour aller de l’avant.

Nidaa Tounes est une coalition de forces politiques laïques qui a été créée pour s’opposer à Ennahdha, mais cette formation n’a pas un programme économique clair.

Conformément à la démarche des partis islamistes liés à la mouvance des Frères musulmans, ce parti ne présente aucune philosophie économique, si l’on excepte une préférence pour une libre entreprise, qui s’apparente plus à l’économie du bazar qu’à de l’économie moderne.

Ce bilan peut paraître sévère et tout observateur étranger se doit d’être honnête avec l’histoire de son propre continent, l’Europe indulgent. Il a fallu des générations à des pays comme la France et le Royaume-Uni plusieurs pour bâtir leurs démocraties, l’Espagne y est finalement parvenue après une guerre civile sanglante et la mafia si influente dans le sud de l’Italie est là pour rappeler que dans la péninsule beaucoup reste à faire. Mais dans un monde dont l’architecture post 1945 se lézarde, personne ne fera de cadeaux à la Tunisie et surtout pas parce qu’elle s’est engagée sur la voie de la démocratie. Elle ne peut compter que ses enfants. Encore faudrait-il faire l’union sacrée des talents, notamment de ses jeunes talents, trop souvent laissés à l’écart ou méprisés par la classe politique.

Marouane El Abassi a récemment rédigé (5), avec d’autres responsables de la BM, un rapport très lucide sur un défi majeur auquel est confronté son pays, la Libye. Nombreux sont ceux qui espèrent que le background apolitique du nouveau gouverneur de la BCT et sa compréhension du contexte régional complexe dans lequel son pays évolue lui permettent d’aider le premier ministre à concevoir un New Deal tunisien qui puisse offrir aux Tunisiens quelque lumière au bout du tunnel.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

Notes:
5) World Bank Group. Tunisia – Impact of the Libya crisis on the Tunisian economy (English). Washington, D.C. 2017.
http://documents.worldbank.org/curated/en/517981490766125612/Tunisia-Impact-of-the-Libya-crisis-on-the-Tunisian-economy

* Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du CIDOB (Centre pour les affaires internationales de Barcelone). Il a servi comme correspondant pour le ‘Financial Times’ pour la région d’Afrique du nord de 1977 à 1995.

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

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