Ce vendredi 8 juin 2018, nous commémorons le 40e jour du décès de feu le Professeur Chokri Mamoghli, ancien secrétaire d’Etat auprès du ministre du Commerce chargé de l’Artisanat et du Commerce extérieur.
Par Chedly Mamoghli *
Rendre hommage et de surcroît à un proche parent, ici à mon oncle, n’est pas un exercice aisé car d’une part, évoquer sa mémoire et parler de lui au passé requièrent beaucoup d’effort et d’autre part, cela exige de ne pas céder à la subjectivité et de ne pas tomber dans le registre sentimental.
Le 28 avril dernier au matin, la Tunisie a perdu un de ses enfants dévoués, l’Etat un de ses serviteurs, l’Université tunisienne un de ses éminents académiciens, ma famille un de ses membres et votre serviteur, son oncle aîné.
Pour comprendre un homme, il faut revisiter son histoire personnelle, voir d’où vient-il et revoir sa formation, par formation je n’entends pas uniquement la formation académique mais tous les différents éléments qui se conjuguent pour faire de nous ce que nous sommes. Chacun est le produit de son environnement et de la trajectoire que suivra son existence.
La science et la conscience
La rectitude morale et la vénération du savoir qui guidèrent feu Chokri Mamoghli tout au long de sa vie ne sont aucunement le fruit du hasard, ils viennent de son enfance, il les a hérités de son père, feu Mohamed Mamoghli.
Son père reçut une formation zeïtounienne, connut une jeunesse militante au sein du Néo-Destour et après l’Indépendance fut un commis de l’Etat qui consacra sa vie au service public. Ce fut également un grand lecteur passionné d’Histoire et de politique. C’est naturellement que Chokri Mamoghli s’inspira de l’exemple paternel et s’imprégna de ce déterminisme familial et social sans oublier le contexte de l’époque, celui des décennies 1960 et 1970, qui était celui de la modernisation de l’Etat et de ses institutions et celui des grands chantiers lancés par Bourguiba qu’il admirait et dont il adhérait au projet sociétal.
Cependant, cette admiration fut raisonnée et fut rationnelle. Il défendait l’œuvre bourguibienne tout en reconnaissant ses failles et ses manquements car il a toujours développé un esprit critique.
S’en est suivi un parcours scolaire studieux et couronné de succès, un parcours exemplaire. Il intégra l’IHEC Carthage, qui deviendra plus tard sa seconde maison, au mois de septembre 1976. C’est au cours de ce même mois de septembre 1976 et sur les bancs de l’IHEC qu’il fit la rencontre de celui qui allait devenir son meilleur ami, l’ami de toute une vie et qui est aujourd’hui un des nôtres, ‘‘Si’’ Boubaker Mehri.
En 1980, feu Chokri Mamoghli sortira major de sa promotion à l’IHEC Carthage et sera lauréat du Prix présidentiel mais ce ne sera pas la fin de son histoire avec cette institution. Il lui rendra plus tard tout ce qu’elle lui a donné.
Il ira à Paris, à Dauphine, où il décrochera un doctorat en finance puis retournera à Tunis pour embrasser une carrière universitaire; ce sera le début d’un long parcours riche en expériences et en réalisations mais qui ne sera pas de tout repos.
Il aurait pu rester en France ou s’installer dans un autre pays et vivre tranquillement en gagnant bien sa vie mais non! Dans sa logique, il faut servir son pays, rendre à cette Tunisie, à l’école de la république et à l’Université ce qu’on leur doit.
Le souci de bien faire pour faire avancer les choses
Aimer son pays n’est pas un slogan avec lequel on se gargarise. Aimer son pays ne se résume pas à la parole. Aimer son pays se traduit par des actes. Aimer son pays, c’est du concret. Enseigner, transmettre le savoir, former des générations, améliorer et donner son éclat aux institutions chargées de former ces générations et élever le niveau général sont des actes patriotiques auxquels feu Chokri Mamoghli consacrera sa vie.
C’est un homme habité par un idéal, celui de se battre pour que notre pays soit un pays civilisé et développé, un pays qui s’inscrit dans la modernité et constitués de femmes et d’hommes qui ont la notion de la citoyenneté. Il n’était pas dans l’opportunisme et le carriérisme, pensant à sa propre personne et à quel sera la prochaine étape de sa carrière. Cette conception de la vie propre aux arrivistes et aux individus insignifiants n’était pas la sienne. Il était toujours concentré sur l’étape dans laquelle il se trouvait et sur la mission qui lui était assignée, toujours habité par le souci de bien faire, de servir son idéal et de faire avancer les choses. Cette conception noble de la vie ne le quittera pas.
À son retour, c’est à l’Institut supérieur de gestion de Tunis (ISG) qu’il enseignera, dirigera le département finance et sera aussi directeur des études et des stages. Il servira avec panache cette institution. Tous ceux qui l’ont connu savent à quel point l’ISG comptait pour lui mais en 1997, à 39 ans, changement de cap, il sera le doyen-fondateur de la Faculté des sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba. Ça sera le début d’une belle aventure, celle de l’ouverture et du lancement de cette faculté, appuyé dans cette mission par deux personnalités remarquables, feu Dali Jazi et le Professeur Brahim Baccari, respectivement ministre de l’Enseignement supérieur et recteur (à l’époque ce n’était pas encore l’Université de Jendouba car à l’époque les universités n’étaient pas divisées selon le critère géographique mais par filières, ce n’est qu’au début des années 2000 que le critère géographique s’appliquera).
Feu Chokri Mamoghli accomplit sa mission avec brio et laissera une belle institution florissante qui de surcroît donnera à la région une dimension académique et créera un dynamisme local. Il en gardera un excellent souvenir.
En 2001, retour à Tunis où il dirigea l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales de Tunis (Essect), qui fête cette année ses 20 ans, qu’il redressera et à laquelle il a beaucoup donné. Il n’a pu hélas assister au mois de février dernier à cet anniversaire pour des raisons de santé mais témoignera dans un statut Facebook de sa fierté d’avoir dirigé cette institution universitaire.
En 2004, retour à l’ISG mais comme directeur cette fois-ci, il aura le plaisir de retrouver beaucoup de ses collègues qu’il avait connu au début de sa carrière et de travailler à rendre encore plus prestigieuse cette institution qui a formé et donné au pays des générations successives de cadres dans tous les secteurs économiques, des dirigeants d’entreprises et des entrepreneurs. Il ne la quittera qu’en 2007 pour faire son entrée au gouvernement.
Un commis d’Etat au service de l’économie nationale
Après une décennie à diriger des institutions universitaires mais en même temps à enseigner, encadrer des doctorants, diriger des thèses, prendre part à des travaux scientifiques et rédiger des articles parus dans des revues scientifiques tunisiennes et internationales, une nouvelle expérience commence.
Au mois de décembre 2007, il sera nommé secrétaire d’Etat auprès du ministre du Commerce chargé de l’Artisanat. L’esprit vif et habité toujours par la volonté de servir, il apprit vite les tenants et les aboutissants de ce secteur, se pencha sur ses maux et s’attela à revivifier ce secteur qui avait un sens particulier pour lui car il descendait d’une famille tunisoise d’origine turque où certains de ses membres étaient artisans de soie et où d’autres appartenaient à la corporation des chaouachias.
Le 28 août 2008, au sein du même département, il fut chargé du commerce extérieur où il entreprendra tout au long de son passage un travail de fond efficace avec une attention toute particulière à l’Afrique. Il n’épargnera aucun effort pour dynamiser les échanges avec notre continent, il s’était rendu fréquemment dans ses nombreux pays et il avait appris à le connaître et à l’aimer car ceux qui connaissent ce continent si particulier savent que l’Afrique, on l’aime ou on ne l’aime pas et si on l’aime, ça devient une passion.
L’universitaire était inhérent à sa personnalité et dans chaque voyage de travail durant la période passée au gouvernement, il demandait à visiter une université du pays où il se trouvait. Durant cette période passée au ministère du Commerce, il aura à travailler avec deux ministres. De décembre 2007 à juin 2009, c’était avec feu Ridha Touiti, un commis de l’Etat de grande qualité qui s’était distingué par son intégrité puis de juin 2009 à octobre 2010, c’était avec M. Ridha Ben Mosbah. Avec ce dernier, qui est un vrai gentleman, c’était une relation de collaboration qui s’était transformé en amitié, ils avaient travaillé en symbiose et créé une vraie complémentarité.
La période gouvernementale, riche et intense en expériences, prit fin en octobre 2010, il rejoignit le cabinet du Premier ministre Mohamed Ghannouchi en tant que conseiller, il resta en poste après le 14 janvier 2011 avec ce dernier mais aussi avec son successeur Béji Caïd Essebsi. Il vécut toutes les péripéties de la révolution tunisienne au cœur de l’exécutif. Quand la Kasbah était occupée au mois de février 2011 lors de la manifestation Kasbah 2 et que le gouvernement avait déménagé au Palais de Carthage, il avait vécu cette période durant laquelle l’Etat vacillait puis quand fin février, Béji Caïd Essebsi fut nommé chef de gouvernement, il fut parmi les premiers à revenir à Dar El Bey sur instruction de ce dernier. Mais au mois de septembre 2011, il décida de regagner à nouveau l’Université et de s’adonner à sa passion de toujours, l’enseignement. Et c’est ainsi qu’il retournera à l’IHEC Carthage où il enseignera jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans cet établissement où tout commença, que tout s’acheva.
Rectitude morale et vénération du savoir
Les dernières semaines et en dépit de la maladie, il avait tenu à se rendre à l’IHEC pour assister à quatre soutenances de thèses dont il présidait le jury. Il ira jusqu’à retarder une opération chirurgicale afin d’assister à deux d’entre elles car l’enseignement était sa vocation qui revêtait une sacralité et ses étudiants étaient comme ses propres enfants qu’il ne pouvait pas lâcher au milieu du chemin. Avec force et détermination, il les avait accompagnés jusqu’au bout. Rectitude morale et vénération du savoir sont les maîtres mots comme se fut expliqué au début de cet article.
Au cours de sa carrière, feu Chokri Mamoghli enseigna également dans d’autres institutions à l’instar de la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis (FSEGT qui fait partie du Campus) où il avait enseigné les étudiants en DEA; de l’Institut du financement du développement du Maghreb arabe (IFID) jusqu’à cette année 2018 d’ailleurs; de l’Ecole nationale d’administration (ENA); de l’Ecole polytechnique de Tunisie mais également dans certains établissements privés à l’instar de Dauphine-Tunis.
Les dernières années de sa vie furent également consacrées à la défense du projet sociétal pour lequel il s’était toujours battu et pour servir l’idéal auquel il a toujours cru. L’engagement citoyen était total. Sa présence dans le débat public se reflétait par ses écrits et par ces témoignages quasi-quotidiens sur la toile. Un lien humain et personnel s’était créé avec beaucoup de personnes même celles qui ne le connaissaient que virtuellement. Il parlait librement, sincèrement, seuls ses valeurs et ses principes le guidaient. Il défendait une Tunisie digne, forte et souveraine.
Contrairement à ce que pourraient croire certaines personnes qui le connaissent mal et qui porteraient des jugements de valeur fallacieux à son égard, feu Chokri Mamoghli était un homme qui respectait profondément la religion mais qui avait une conception spirituelle de celle-ci et non pas une conception politique et idéologique. Il pensait à juste titre que la religion est une relation entre l’être et son créateur, elle n’a pas à s’étaler sur la place publique et à être politisée.
Quant à son engagement pour la femme tunisienne, il était total et inconditionnel et Dieu sait que parmi les milliers de personnes qui le suivaient sur la toile, la majorité étaient des femmes car les femmes ont un sens aigu du patriotisme et non pas seulement parce qu’elles craignent pour leurs acquis menacés par les forces rétrogrades. D’ailleurs, elles le lui ont très bien rendu quand il est décédé, nous étions vraiment impressionnés par le nombre de femmes qui étaient venues à la maison car elles avaient perdu un grand frère qui était toujours là pour elles.
Son engagement revêtait également un aspect politique, il rejoignit Nidaa Tounes dont il fit partie de son bureau exécutif mais le quitta après le congrès de Hammamet, début novembre 2015.
Plus tard, il intégra les rangs de Machrou Tounes, le parti fondé par des militants de Nidaa l’ayant quitté par rejet du népotisme et pour absence de toute démocratie interne. Au sein de ce parti, il fut membre de son bureau politique et présida le conseil scientifique de son institut des études publiques.
Il était également membre du Conseil de la concurrence à partir de septembre 2015, conseil dont la composition est hétérogène et où il siégea à titre d’expert économique; membre fondateur du Centre international de prospective et d’études sur le développement (CIPED) qui a vu le jour grâce à l’initiative de M. Taoufik Baccar, ancien gouverneur de la Banque centrale et président de ce centre; membre du conseil du conseil scientifique de la Conect, syndicat patronal présidé par M. Tarak Chérif.
Intraitable avec les puissants, humain avec les plus faibles
Après avoir revisité ce parcours prestigieux qui en dit long sur son titulaire, je parlerai de mon oncle, de l’homme que j’ai connu et fréquenté car notre relation n’était ni d’ordre professionnel ni d’ordre politique, c’était une relation totalement désintéressée et profondément sincère.
Feu Chokri Mamoghli était un homme possédant une culture encyclopédique car ce fut un grand lecteur et un homme qui s’intéressait à tout et qui ne cessait d’apprendre. Il pouvait être à l’aise aussi bien en évoquant l’Histoire de l’Iran dans ses moindres détails qu’en parlant du rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société qu’il avait étudié à l’IHEC à la fin des années 1970 ou en ayant des discussions très approfondies sur la géopolitique. C’était également un homme profondément attaché à son club de cœur, l’Espérance sportive de Tunis.
Les échanges que nous avions et qui se sont subitement arrêtés à la fin du mois d’avril ressemblaient plus à des parties de ping-pong qu’à des conversations classiques et routinières, toujours au second degré et teintés d’humour car ce que beaucoup de gens ne savent pas, c’est que c’était un homme qui avait un sens de l’humour développé.
Certes, d’apparence il était très sérieux, forçant le respect et maintenant toujours une distance avec les gens; toutefois, il avait beaucoup d’humour mais faut-il comprendre cet humour, un humour subtil, pince-sans-rire qui n’a rien à voir avec l’humour surconsommé.
Échanger avec lui était un réel plaisir surtout qu’il avait une qualité rare que je ne trouve que chez très peu de personnes, c’est que l’on pouvait passer des heures ensemble sans qu’il ne pose la moindre question personnelle, la moindre question indiscrète, la moindre question désagréable. Il laissait toujours son interlocuteur à l’aise, si ce dernier voulait parler de sa propre personne, il le ferait de son plein gré. Jamais il n’usait de son lien de parenté ou de son droit d’aînesse pour le contraindre à évoquer des sujets dont il ne voulait pas parler. C’est ce qu’on appelle un homme qui a de la classe.
L’image que je garderai toujours de lui, qui sera à jamais gravé dans ma mémoire, est celle que j’avais de lui quand j’étais enfant, celle d’un homme grand et beau parce que mon oncle était un bel homme. J’appréciais chez lui quelque chose de très important – qui pour être sincère me fut d’abord inculquée très tôt par mon père et qui fut renforcé par oncle Chokri – c’est qu’il faut toujours être intraitable avec les puissants et profondément humain avec les plus faibles. Ceux qui sont obséquieux avec les puissants et méprisants avec les plus faibles ne nous inspirent que le mépris.
Par ailleurs, tout le monde doit savoir que l’ultime leçon du Professeur Mamoghli n’était pas une leçon de finance, d’économie ou une quelconque leçon académique, c’était une leçon de vie. Jusqu’au dernier instant, jusqu’au dernier souffle, il s’était battu contre la maladie comme il avait toujours vécu, avec dignité et pudeur. À aucun moment, il ne s’était plaint. À aucun moment, il n’y avait eu le moindre signe de faiblesse. C’était un homme, un vrai.
* Juriste.
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