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Pour un Etat tunisien démocratique et souverain

Le commissaire européen Johannes Hahn reçu, le 12 juillet 2018, à la Kasbah, par Youssef Chahed.

La Tunisie doit rééquilibrer ses relations avec les pays occidentaux. Et ce par la reconsidération des accords commerciaux conclus ou envisagés avec l’Union européenne (UE) qui mettent en péril les fondements de l’État tunisien démocratique et souverain.

Par Ahmed Ben Mustapha *

Depuis l’échec du dialogue politique qui était censé aboutir à un consensus sur un remaniement ministériel mettant fin à la crise gouvernementale, la Tunisie est confrontée à une sorte d’impasse politique qui accentue les effets pervers d’une crise économique et financière en voie de pourrissement et de plus en plus ingérable.

Face à cette situation d’inertie et de blocage lourde de menaces qui caractérise la scène politique, économique et sociale de la Tunisie, des activistes membres de la société civile ont estimé utile d’adresser une pétition au Président de la République.

Objectifs de la pétition

L’objectif de cette initiative citoyenne consiste à sensibiliser les plus hautes autorités – mais aussi et en particulier l’opinion publique et les partis politiques ainsi que les membres de la société civile soucieux des intérêts de notre pays – quant aux dangers d’ordre externe qui guettent la Tunisie et la transition démocratique tunisienne en cette étape décisive de notre histoire.
En rapport avec nos relations déséquilibrées avec l’Union européenne (UE), ces menaces sont en généralement peu connues, ignorées ou méconnues de la plupart des forces politiques et rarement médiatisées alors que leurs implications rejaillissent de plus en plus douloureusement sur la vie quotidienne des citoyens sans compter leurs retombées catastrophiques sur notre souveraineté et les équilibres fondamentaux du pays.

Dès lors, et sans minimiser les facteurs d’ordre interne qui nourrissent la crise politique persistante, il s’agit de focaliser l’attention sur les pressions et les ingérences étrangères incessantes tendant à nous contraindre, comme par le passé, dans des conditions d’extrême précarité, à l’adoption de cadres législatifs, constitutionnels ou d’ accords injustes et inégaux au profit des étrangers. À l’instar de ceux imposés à notre pays depuis la proclamation du pacte fondamental puis reconduits après l’indépendance ainsi qu’après la révolution dans le cadre des relations avec l’UE.

À ce propos, tous les gouvernements post révolution se sont soumis aux pressions du G7 et de l’UE qui souhaitent activer la conclusion de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) sans débat public et en dehors des échéances électorales tunisiennes. En se souciant uniquement des soutiens étrangers jugés nécessaires à cette entreprise même au prix du bradage des intérêts du peuple tunisien et du sacrifice de sa démocratie naissante par la confiscation de son droit à trancher par la voie des urnes sur les dossiers stratégiques qui engagent l’avenir de la Tunisie.

D’ailleurs, la conjoncture présente de nombreuses similitudes avec celle qui prévalait après l’adoption, sous la pression française, du pacte fondamental en 1857 dont la vocation première était de garantir – à l’instar de l’Aleca – à la minorité franco européenne le bénéfice du traitement national et de privilèges exorbitants incluant le droit de pratiquer tous les métiers, de s’adonner librement au commerce intérieur et extérieur et de posséder les biens mobiliers et immobiliers.

Quant à la constitution de 1861, elle fut enterrée en 1864 à l’instigation de la France – qui, après avoir garanti le statut privilégié de ses ressortissants par le biais du pacte fondamental, ne voulait pas d’une monarchie constitutionnelle adossée à des institutions et conçue par des réformistes tunisiens car il était «plus aisé pour la diplomatie française de traiter avec un seul interlocuteur en la personne d’un bey aux pouvoirs absolus», selon l’historien Habib Boularès.

Certes, la Tunisie est aujourd’hui dotée d’une constitution authentiquement tunisienne vouée à la défense des intérêts et de l’indépendance de la Tunisie ainsi qu’à l’édification d’un projet de société respectueux des spécificités du peuple tunisien et adossé à des institutions démocratiques. Mais la concrétisation de cette constitution n’est visiblement pas une priorité pour les pouvoirs publics comme l’atteste la non-mise en place de ces institutions et notamment du tribunal constitutionnel.

En revanche, le gouvernement Chahed vient de faire de l’Aleca une des «priorités stratégiques» convenues avec l’UE alors que cet accord est en contradiction totale avec les orientations stratégiques de la constitution tunisienne.

C’est pourquoi, il importe à notre sens de soumettre les pouvoirs publics à une dynamique de pression permanente de la part des forces patriotiques opposées aux politiques de soumission aux diktats étrangers. D’ailleurs cette pression est d’autant plus nécessaire et vitale que l’Aleca est en train d’être intégré par touches successives au sein de la législation tunisienne.

En fait, cette attitude est intrinsèquement liée au soutien manifesté début mai au gouvernement par le G7 et l’UE sous prétexte de préserver la stabilité gouvernementale. En échange de son engagement à conclure l’Aleca en 2019 sans tenir compte des multiples réserves qu’il suscite en Tunisie.

À noter que sa position s’est trouvée confortée par les déclarations des responsables européens lors des récentes visites en Tunisie du ministre français des affaires étrangères et d’une délégation des bailleurs de fonds présidée par le commissaire européen au voisinage qui a lié les aides promises par l’Europe et le FMI à la mise en œuvre des «réformes» convenues et notamment la signature de cet accord.

Une délégation des bailleurs de fonds internationaux reçue, le 12 juillet 2018, à Carthage, par le président Caïd Essebsi.

Inclusion de l’Aleca dans la législation tunisienne

En vérité la mise en œuvre de l’Aleca par étapes est largement entamée – s’agissant notamment de l’alignement de la législation tunisienne sur les normes européennes, la protection et les privilèges consentis aux investisseurs par le nouveau code des investissements… – ce qui indique que les négociations tenues secrètes avec l’UE servent de paravent à une politique du fait accompli. Celle-ci étant destinée à rendre irréversible l’intégration économique et la dilution de l’entité tunisienne dans l’espace européen élargi incarné par l’UE qui se réclame de ses racines «judéo chrétiennes».

Il importe de souligner les dangers de cette stratégie d’annexion inavouée, lourde de menaces pour l’identité nationale et culturelle tunisienne du fait qu’elle implique la renonciation au projet – véhiculé par la nouvelle constitution tunisienne – d’édification d’un Etat national tunisien souverain dans ses choix politiques et économiques et adossé à des institutions démocratiques garantes de l’indépendance et du droit du peuple tunisien à l’autodétermination.

Telles sont les considérations qui sont à la base de cette initiative qui se veut dynamique et inclusive tout en s’inscrivant dans une optique d’affirmation de l’appartenance de la Tunisie à ses racines arabo islamiques et à son espace régional associée à une volonté de favoriser la reconstruction des rapports nord sud sur des bases plus justes et plus équilibrées.

Ci-après les principaux axes de cette pétition qui demeure ouverte à l’adhésion des citoyens tunisiens, des binationaux, des africains et des européens des deux cotés de la méditerranée souhaitant se solidariser ou appuyer notre démarche et notre lutte pour un rééquilibrage des relations de la Tunisie avec les pays occidentaux. Et ce par la reconsidération des accords commerciaux conclus ou envisagés avec l’UE qui mettent en péril les fondements de l’État tunisien démocratique et souverain.

1 – Contenu de cette pétition :

– insistance sur la responsabilité des pays du G7 et l’UE dans l’échec de la transition démocratique et économique en Tunisie du fait de la confiscation du droit du peuple tunisien à reconsidérer les politiques économiques et diplomatiques de l’ancien régime notamment les accords de libre échange avec l’UE;

– évocation de la responsabilité historique particulière assumée par la France dans la crise politique et économique du fait de son implication, dès le lendemain de l’indépendance et après la révolution, dans la conception et la mise en œuvre de cette politique extrêmement nuisible aux intérêts de la Tunisie;

– mise en garde contre l’engagement pris par le gouvernement actuel, de procéder à la signature de l’Aleca en 2019 sans mandat législatif et en dehors de tout débat national soustrayant ainsi au peuple tunisien son droit souverain de se prononcer, lors des prochaines élections législatives et présidentielles, sur le bilan de cette politique.

2 – Propositions et suggestions :

– suspension des négociations secrètes menées avec l’UE sur l’Aleca, la publication du projet européen et son inclusion au nombre des dossiers stratégiques qui seront soumis aux électeurs tunisiens à l’occasion des élections législatives et présidentielles de 2019;

– élaboration d’un bilan global de cette politique et ouverture d’un dialogue stratégique multilatéral et bilatéral avec l’UE et nos principaux partenaires européens du G7 en vue de convenir d’un nouveau cadre de coopération plus juste et équilibré tenant compte des intérêts mutuels des deux parties;

– affirmation que la sortie de crise et le sauvetage du processus démocratique en Tunisie sont tributaires d’une véritable alternance politique impliquant non pas un simple changement de l’équipe gouvernementale mais la reconsidération de ces politiques et le recouvrement par la Tunisie de son indépendance décisionnelle dans l’élaboration de ses grands choix économiques et diplomatiques ainsi que son droit souverain à l’autodétermination;

– nécessité d’inverser l’ordre des priorités dans le cadre des consultations avec nos partenaires stratégiques en mettant l’accent sur l’importance de rétablir nos équilibres fondamentaux et de résoudre le problème du surendettement préalablement à toute négociation sur l’avenir des relations Tunisie G7 et UE.

* Ancien ambassadeur et chercheur diplomatie et relations internationales.

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