De g. à d., Mongi Harbaoui, Ridha Charfeddine, Hafedh Caid Essebsi, Noureddine Taboubi, Néji Jalloul et Bouali Mbarki.
L’avènement de la démocratie en Tunisie pose au syndicalisme incarné par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) une série de questions appelées à prendre une acuité grandissante, surtout après l’ingérence flagrante de la centrale dans les rapports de force politiques et dans les affaires de l’Etat.
Par Yassine Essid
À l’heure de la déferlante d’images, certaines photos, comme celle illustrant cet article, nous mettent face au vide. De cette frustration naît un besoin de penser, de compléter, d’imaginer, d’interpréter. Sur celle-ci on y voit bien les corps, les visages, les postures, les accoutrements, mais elle dit autre chose que la simple restitution objective du réel. Elle raconte d’abord ce qu’elle veut bien raconter : la démocratie n’embauche que des tambours ramollis.
UGTT-Nida Tounes : une fatale connivence contre Chahed
À l’extrême gauche, apparaît l’ex-porte-parole de Nidaa Tounes, tenant une pile de documents comme pour nous prouver que tout cela ce ne sont pas des ragots; «qu’il existe un dossier».
Si l’on passe par-dessus son voisin, qui serait bien mieux en salopette de travail, on se retrouve face à celui qu’on n’a jamais pu s’empêcher d’imaginer l’homme qu’il avait été sous celui qu’il était devenu. Vêtu d’une veste ample, le pantalon en tire-bouchon, la cravate mal ajustée; des vêtements pour lesquels son corps ne peut que s’adapter. Il se trouve que son souci est ailleurs, car il est concentré sur la solennité de l’événement : UGTT/Nidaa Tounes même combat !
À sa droite, un homme usé, sans énergie, qui s’efforce de se montrer réjoui sans trop y parvenir. Malgré ses responsabilités, il est habillé à la limite de la vêture, c’est-à-dire, à la limite de ce qui semble définir un vêtement : la portabilité, le confort, l’aisance.
Vient ensuite une vieille connaissance, surtout pour les dirigeants de l’UGTT qui avaient tout fait pour le déloger de son poste de ministre de l’Education.
D’ailleurs on le trouve ici bien mal à l’aise, crispé, l’air mortifié, ravalant sa rancune. Engoncé dans un costume étriqué de petit fonctionnaire tatillon, il a le dos voûté, les mains jointes comme pour cacher une anxiété. Il semble impatient de rompre le rang au plus vite pour oublier cette fatale connivence.
Enfin, le dernier, l’air ravi, cherche à nous avertir qu’il est bien présent, qu’il est là, qu’il prend de la place et supporte bien son rang de subalterne.
Entre Nidaa Tounes et l’UGTT, c’est de nouveau la joie de vivre, le triomphe proche, l’unité indéfectible, une glorification à peu de frais principalement contre Youssef Chahed !
Les dirigeants de Nidaa reçus par le SG de l’UGTT : les liens incestueux entre syndicalisme et politique.
UGTT : une dérive belliciste, opportuniste et antilibérale
Depuis ses prémices, le syndicalisme tunisien a traversé quatre grands âges. Chaque épisode dessine ses traits en relation avec les régimes politiques en place. L’actuelle équipée, incarnée par une UGTT engagée dans une longue phase de dérive belliciste, autoritaire, opportuniste et antilibérale risque, s’il venait qu’elle persista, de la conduire immanquablement à sa perte non sans de graves dégâts pour l’avenir du pays.
Acteur important du mouvement national, le syndicat a payé le prix de sa lutte anticoloniale par l’assassinat de son secrétaire général, Farhat Hached, en 1952, un important dirigeant du mouvement de libération.
Au lendemain de l’indépendance, les fonctions élémentaires du syndicalisme, celles de relais ou d’organisateur de la pratique revendicative, sont assurées a minima et à peine tolérées par les pouvoirs autoritaires de Bourguiba et du Néo-Destour, le parti unique dont la centrale syndicale était devenue l’une des composantes. Mais l’omnipotence du Néo-Destour, devenu entre-temps Parti socialiste destourien (PSD) et l’absence d’une opposition politique en feront, pour un certain temps, le refuge de contestation et de confrontation avec le régime mais qui finiront par l’affaiblir.
Les qualités de contre-pouvoir de l’UGTT s’étant avérées limitées, elle essaya bon gré mal gré d’aller vers une nouvelle forme d’intégration approfondie au fonctionnement de l’État social et à la régulation des rapports de production. C’était sans compter avec Ben Ali qui en fit un appendice du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), s’alignant autant sur les positions officielles que sur celles de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica).
De la collaboration contrainte à la molle opposition
Servi par l’arsenal répressif, le régime de Ben Ali, tout à sa volonté d’éliminer les contestations, se protégeait contre les structures collectives. Outre le durcissement de la pénalisation de l’acte gréviste, le régime installe partout un dispositif de cellules du parti, les plaçant en situation d’étouffer à leur guise les corps intermédiaires et les éventuels contre-pouvoirs. Une logique où la «question sociale» va de pair avec la stabilité politique qui conditionne à son tour les conditions d’une croissance économique.
L’absence d’industrialisation qui grossit généralement ailleurs les rangs du monde ouvrier et rend plus prégnante la question sociale, a toujours manqué à l’UGTT, réduisant d’autant ses capacités d’action et de regroupement revendicatif qui ne permet pas l’institutionnalisation du syndicalisme. Commencée par Bourguiba, son successeur prolongera cette tendance de fond qui perdure dès lors que la croissance économique se maintient.
Malgré tout l’UGTT soutiendra en 2004 la candidature de Ben Ali pour un quatrième mandat. Mais dès 2006, suite à l’érosion des salaires et leurs effets sur les budgets des ménages, la remise en cause de l’intervention de la caisse compensation et la marchandisation de certains services jadis gratuits, l’UGTT commence à se montrer un peu plus combative contestant des décisions politiques, organisant des grèves dans certains secteurs.
Quel rôle pour le syndicalisme dans une démocratie naissante ?
À la suite du départ de Ben Ali, trois syndicalistes réputés doctrinaires de l’UGTT participeront au premier gouvernement, mais démissionnent aussitôt en réaction aux tentatives de restauration et de retour des figures du passé. Elle s’opposera plus tard aux islamistes et leurs milices et gagne la sympathie des adversaires d’Ennahdha au pouvoir.
Après le départ de la Troïka, l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste, l’UGTT s’impose comme l’une des composantes du quartet du Dialogue national et participe à ce titre à la tenue des élections présidentielles et législatives, fin 2015, ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution.
Collaborateurs sans réserve ni mesure avec le régime de Ben Ali, les dirigeants de l’UGTT étaient ainsi passés d’un bond de leur infime condition de pions à la soumission peu avouable, jusque dans les sphères suprêmes de l’Etat en tant qu’éminents interlocuteurs, dans une trajectoire politique de l’inconsistance et de l’ambiguïté au point de finir par se parler à eux-mêmes.
L’incohérence règne plus que jamais, simplement sur une autre échelle, démesurée cette fois.
L’UGTT profite après Ben Ali d’une série de traditions qui inspirent encore quelques unes de ses principales caractéristiques, mais aussi des méandres tortueux et maladroits de la construction d’une démocratie à bien des égards fragile et incomplète.
La chute du régime libère les corps intermédiaires entre l’individu et l’État, favorise la résurgence de structures susceptibles de défendre des groupes et des intérêts spécifiques. Entre l’individu et la puissance publique, entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, s’interposent cette fois en toute autorité les partenaires sociaux, UGTT et Utica. Il est permis alors d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les mêler à la chose publique, d’encourager toute volonté de regroupements professionnels à caractère revendicatif.
Citoyens d’un même Etat ou profession, ouvriers et chômeurs peuvent former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. Dans ce cadre, il paraît parfaitement naturel que s’instaurent des tensions : les employeurs veulent faire fructifier le principe de la libre entreprise, désormais solidement établi; de son côté, l’univers laborieux ne peut que rechercher les modalités susceptibles de lui permettre d’obtenir le meilleur contrat possible.
Au départ, l’intervention syndicale dans les rapports sociaux se renforce au sein de l’entreprise dans l’indifférence de l’appareil d’État. Le patronat se résigne malaisément à accepter la contestation permanente, délocalise ou se résout à discuter avec les militants ouvriers pour mettre un terme aux grèves, menées de plus en plus fréquemment par l’UGTT.
Le syndicalisme au pouvoir et les pouvoirs de l’État
Pour sa part, le pouvoir politique se trouve dépassé et son champ d’intervention se réduit comme peau de chagrin : agents d’entreprises privées et publiques et fonctionnaires entrent dès lors dans des grèves intempestives. Quant aux employés non titularisés, ils revendiquent le statut de travailleurs stables et protégés tels que les fonctionnaires.
La reconnaissance officielle pleine et entière de l’exercice du droit syndical dans l’espace public intervient pour l’essentiel dans les moments d’effervescence sociale marqués par la naissance d’une nouvelle République.
En l’espace de quatre années, l’UGTT se voit affublée de ses titres de noblesse institutionnelle qui la place en situation de disposer d’une légitimité sans précédent, mais renforcent en revanche la tension entre son essence contestataire et sa fonction de régulation des conditions de production, plus largement, de la physionomie inégalitaire de la société jusqu’à la légitimité du pouvoir en place.
De partenaire elle devient alors faiseur de rois, s’engage dans des marchandages pour participer aux gouvernements, nomme des syndicalistes comme ministres et pose le départ du Premier ministre comme condition non négociable à toute avancée dans le processus de paix sociale. Enfin, elle dénie à Youssef Chahed toute liberté de procéder à des ajustements au sein de son propre cabinet. Mieux, favoritisme, cooptation et népotisme dans l’administration des affaires publiques ne posent plus de problèmes de conscience aux dirigeants de l’UGTT.
Le récent limogeage du ministre de l’Energie, un homme dont la compétence est loin d’être avérée, serait un fait coupable et par conséquent contesté au nom de sa proche parenté avec un membre du bureau de la Centrale !
De manière profonde, l’avènement de la démocratie pose aujourd’hui au syndicalisme une série de questions appelées à prendre une acuité grandissante. Comment concilier la défense des droits des travailleurs à travers un corpus de valeurs que le syndicalisme s’est fixé par tradition à lui-même et qui est de plus en plus inadapté au progrès avec les effets de la globalisation des échanges, les délocalisations, le déficit budgétaire, l’endettement, les tendances consuméristes, la fuite des diplômés, l’effritement de la condition salariale, la précarisation de l’emploi, le chômage durable, les droits et les protections sociales désormais vulnérables que seule l’économie de croissance et le consensus social rendraient réversibles?
Dans un tel contexte, quel rapport doit entretenir le syndicalisme au pouvoir, à l’État? Quel projet de société? Et d’ailleurs, l’UGTT en a-t-elle un?
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