Contrairement à ce qui est affirmé, l’augmentation du taux directeur de la Banque centrale de Tunisie n’épongera aucune masse monétaire et n’engendrera pas d’épargne ni de la part des ménages, ni de la part des contrebandiers. Tout ce qu’engendrera cette augmentation du taux, c’est l’appauvrissement du petit peuple. Explication…
Par Anis Somai *
Le conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie (BCT) a décidé en juin 2018 d’augmenter le taux directeur du marché monétaire à 6,75%, en vue de cantonner, nous dit-on, l’inflation… Cette décision n’est pas anodine et affectera pour longtemps le marché monétaire, l’économie et les ménages. Rappelons, dans ce sens, que le taux est passé de 4,4% à 6,75% en 4 ans ce qui est une augmentation fulgurante, exagérée pour ne pas dire catastrophique. Etait-ce la bonne décision pour «vraiment» cantonner l’inflation ? Quelles en sont les répercussions? Quels en sont les tenants et les aboutissants?
Taux directeur, masse monétaire et inflation
Dans une économie de marché, le taux directeur définit la rémunération de la location de l’argent prêté, c’est-à-dire qu’il oriente l’intérêt facturé par les banques commerciales sur leurs clients emprunteurs à travers l’argent qu’elles achètent à la Banque centrale et qu’elles vendent aux emprunteurs sous forme de crédits.
A l’inverse, si une banque acquiert une bonne assise financière et dégage de l’épargne ou du bénéfice, elle peut le placer à la Banque centrale moyennant une rémunération s’alignant toujours sur le fameux taux directeur de la Banque centrale.
Le système va donc dans un double sens. Quand les banques octroient du crédit, il y a processus de création monétaire c’est-à-dire qu’une certaine masse monétaire qui n’était pas encore en circulation va entrer dans le circuit économique et y être injectée et naturellement s’ajouter à la masse de monnaie en circulation dans le pays.
Or, la masse monétaire en circulation dans une économie de marché devrait correspondre et refléter parfaitement la valeur de cette économie et ne pas la dépasser avec un seuil de tolérance à marge limitée… Mais parfois, le processus de création monétaire est biaisé par les banques et l’appétit des clients vis-à-vis des crédits et quand les banques commerciales en accordent de manière exagérée, elles gonflent la masse monétaire en circulation qui ne reflète plus la vraie valeur de l’économie et c’est l’inflation : beaucoup de billets de banques et de pièces de monnaie en circulation et la Banque centrale devra maintenant réguler …
La régulation de la Banque centrale
Les banques centrales ont, en général, le pouvoir de réguler le marché monétaire pour garder un équilibre stable entre la masse monétaire sur le marché et la réalité économique du pays, et disposent, pour ainsi dire, de plusieurs outils pour le faire et de grands moyens pour le réaliser… à savoir éponger le marché monétaire du surplus de monnaie qui l’encombre.
Une des méthodes est d’augmenter le taux directeur afin de réaliser d’une pierre deux coups à savoir diminuer l’appétit de crédits chez les citoyens et encourager l’épargne. Mais est-ce toujours et incontestablement la bonne méthode et qui marche à tous les coups ? Est-elle la bonne, en Tunisie et, surtout, en ce moment ? C’est ce qu’on va tenter d’élucider…
L’inflation, conséquence exclusive des crédits ou d’une combinaison de facteurs?
L’inflation est, en effet, la conséquence directe de l’injection d’une masse monétaire supplémentaire, de quelques manières que ce soit soit, et surtout de l’octroi de crédits à outrance… Mais pas exclusive car il y a d’autres facteurs d’inflation que le BCT et que le gouvernement évitent soigneusement d’évoquer…
La BCT n’a eu de cesse, effectivement, de nous faire croire, selon la version officielle et très carrée – comme une déclaration de guerre – qu’une grande masse monétaire est en circulation dans le pays et qu’éponger le marché de la masse en surplus est la solution à l’inflation.
Cependant, la BCT et le gouvernement, chacun en ce qui le concerne, n’a jamais voulu s’attaquer à l’autre cause de l’inflation, à savoir l’augmentation des prix qui découle directement de la libéralisation des prix par le biais de la fameuse loi 64 de l’année 1991 et des décrets qui ont suivi…
Début des années 90, Zine El Abidine Ben Ali, conseillé par les économistes de l’école néolibérale et des institutions de Bretton Woods ainsi que par la Berd, décide d’ouvrir l’économie et au passage de libéraliser les prix des produits croyant que la concurrence qui va se crééer sur les prix va baisser les prix et améliorer l’appareil productif…
Cette loi a, cependant, produit le contraire de l’effet escompté parce qu’un de ses fondements était biaisé d’emblée à savoir la quasi-absence d’un appareil productif fiable en Tunisie. En d’autres termes, la majorité des produits consommés en Tunisie étaient (et le sont toujours) importés et, du coup, les prix sont partis à la hausse… mais restés cantonnés par un pouvoir à la main de fer qui gérait le pays comme une horloge suisse et qui n’hésitait pas à intervenir lorsqu’il y avait danger…
Depuis les événements de 2011, aucun gouvernement n’a levé le petit doigt pour s’attaquer aux prix et on n’oublie pas le gouvernement Mehdi Jomaa qui a cautionné, sans gêne aucune, la hausse des prix, qui, sans contrôle et sans garde-fous, est une autre cause de l’inflation car la cherté de la vie est tout naturellement et raisonnablement une raison d’injection de monnaie.
Curieusement, personne ne parle de problème et pour tenter de le contrecarrer. Or, quand on laisse l’économie d’un pays aux dépens des humeurs des citoyens ordinaires qui fixent les prix à leur guise, et qu’en catimini, ils se mettent d’accord sur des prix planchers de vente ou de prestations, le tout combiné à la démission quasi-totale de l’Etat, comment s’étonner après que les prix partent à la hausse mais jamais à la baisse.
Quant à l’argument gouvernemental fallacieux selon lequel le jeu de l’offre et de la demande active la concurrence et donc fait inévitablement baisser les prix, doit-on rappeler, que cette règle est uniquement vraie dans un pays qui produit, mais pas dans un pays qui ne produit presque rien et qui importe tout.
Comment ces politiciens veulent faire jouer la concurrence dans un pays où l’appareil productif est quasi inexistant? Et, par conséquent, les prix de revient des produits importés sont les mêmes?
L’inflation que la Banque centrale combat, à juste titre, provient depuis 2011, de l’augmentation des prix mélangée à la démission de l’Etat et non de l’augmentation de la masse monétaire… Comment l’Etat a-t-il laissé faire à ce point depuis 1991, pour venir, 27 ans plus tard, déplorer l’inflation qu’il a engendré lui-même ?
Eponger le marché monétaire : une supercherie
En outre, la soi-disant masse monétaire supplémentaire que la Banque centrale combat, ne vient pas, doit-on le rappeler, du circuit monétaire régulier mais de l’argent sale de la contrebande et du blanchiment d’argent que l’administration connaît très bien et que les innombrables gouvernements qui se sont succédé n’ont pu combattre… et non pas des crédits aux ménages qui se font dans des conditions transparentes.
Quant à l’augmentation du taux pour l’encouragement de l’épargne, cela relève de la supercherie et devient carrément ridicule car, dans la foulée, nos hauts responsables pensent-ils que les capots du grand banditisme, qui stockent de l’argent en liquide dans des coffres forts, vont être encouragés à aller le déposer à la banque pour l’épargner, juste parce que le taux a augmenté de 1 ou de 2 points!!!
Bref, on l’a bien compris, l’augmentation du taux directeur n’épongera aucune masse monétaire et n’engendrera pas d’épargne ni de la part des ménages fauchés qu’ils sont, désormais, et qui voient leur crédit s’alourdir encore, ni de la part des contrebandiers qui n’iront jamais déposer un centime à la banque et qui n’ont que faire des rouages de la Banque centrale. Tout ce qu’engendrera l’augmentation du taux, c’est l’appauvrissement du petit peuple!
Il y a une autre supercherie : la promulgation de la loi sur le statut de la BCT (loi 2016-35) selon laquelle celle-ci est indépendante et n’est redevable de compte qu’à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Or, on doit rappeler que la politique monétaire dans un pays est l’apanage de la politique économique et donc de la stratégie gouvernementale, et pas d’un conseil d’administration, aussi important et compétent soit-il…
La BCT peut être indépendante quant à la fixation des objectifs et leur réalisation mais ne peut se soustraire à la politique économique du pays qui reste encore et toujours la responsabilité des gouvernants. De ce fait, toute décision d’évaluation, de réévaluation, de dévaluation, d’augmentation ou de diminution du taux, de l’émission ou de l’épongement, reste la responsabilité du gouvernement quoi qu’on dise… Et si le taux – flottant – continue à augmenter, le risque de surendettement et de faillite des ménages est très probable à l’image de la dramatique crise des subprimes aux Etats-Unis qui a mis des centaines de milliers de familles à la rue, puis affecté gravement le système bancaire par effet d’entraînement. Rappelons aussi, dans ce contexte, que contrairement à la France, nous n’avons pas, en Tunisie, une loi qui protège les ménages en cas de surendettement civil (loi Neiertz et aricle 330 du code de consommation français)…
La solution : investir et revenir sur la libéralisation des prix
Il ne fait aucun doute que frapper sur les hausses anarchiques des prix est une autre solution pour stopper l’inflation. Cela permettra, à l’évidence et comme la première solution qu’avait choisie la BCT, de faire d’une pierre deux coups, à savoir stopper l’inflation et sauver le pouvoir d’achat des ménages.
Revenir donc sur la libéralisation des prix dans un pays qui ne produit pas (mais qui importe) est la solution à l’inflation et à la médiocrité du pouvoir d’achat. Mais revenir sur la libéralisation des prix est l’apanage du pouvoir exécutif et pas de la Banque centrale, qui pourrait ou aurait pu, néanmoins, rappeler au gouvernement que cette loi s’est avérée un échec et qu’elle n’a rien réalisé des objectifs escomptés.
En outre, revenir sur la libéralisation des prix va créer une grande polémique et a besoin donc d’un gouvernement qui a… le courage d’ouvrir ce dossier et pas d’un gouvernement qui ne sait où aller !!!
En matière d’importation, rappelons aussi qu’en Tunisie, alors qu’on peine parfois à se nourrir, nous importons des fromages, des camemberts, des biscuits, du beurre salé, du pain, du prêt-à-porter de luxe, de la lingerie fine et autres sous-vêtements en dentelle sous de grandes marques…
L’investissement est aussi un autre moyen de contenir l’inflation à travers la création de richesses. Curieusement la Tunisie, refuse ou, du moins, est récalcitrante, à l’entrée des investissements chinois et court toujours derrière les investisseurs européens qui ne viennent pas et qui ne sont pas prêts de venir. L’administration sait très bien les obstacles à l’entrée des investissements chinois en Tunisie mais ne fait rien pour les résorber ! Encore une fois, pourquoi ?
Si la Banque centrale a choisi de s’attaquer à l’inflation, il faudrait qu’elle s’attaque à la libéralisation des prix, et si elle choisit d’impulser l’investissement, il faudrait qu’elle baisse le taux directeur au risque de tomber dans la déflation…
Quant au gouvernement, il peut intervenir aussi pour réaliser les mêmes objectifs en revenant sur la libéralisation et en cassant les obstacles à l’investissement. Tout le reste n’est que poudre aux yeux et rafistolage et n’aura d’effet que l’appauvrissement des ménages et le ralentissement de l’investissement.
Monsieur le gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, si vous voulez agir sur l’inflation, diligentez une enquête et faites un rapport au gouvernement sur l’inefficacité de la libéralisation des prix sur l’activation de la concurrence et le gain de pouvoir d’achat pour le citoyen, et ça ne serait pas inutile aussi de rapporter au gouvernement que le marché du logement est un marché anarchique qui a besoin d’être régulé et encadré, loyers inclus. Et surtout, rétablissez le taux directeur à un niveau raisonnable qui tourne autour de 5%.
Monsieur le chef du gouvernement, Youssef Chahed, si vous voulez agir sur l’inflation, agissez en premier sur les prix des produits, y compris ceux du logement en acquisition et en location. Et surtout, discutez avec la Banque centrale pour ramener le taux autour de 5%, car les ménages souffrent de cette augmentation et risquent la banqueroute dans leurs foyers. Ils se sentent attaqués chez eux, rassurez-les, exonérez, au moins, les crédits habitat et les crédits construction, du flottement du taux, et qu’ils reviennent, au moins en ce qui concerne l’habitat et la construction, à leur taux initial, sur lequel ils se sont contractés avec la Banque centrale.
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