Les centaines de milliers de Tunisiens qui attendaient impatiemment le vote par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de la nouvelle loi sur les retraites sont très déçus après le revers essuyé le jeudi 13 décembre 2018, car, en dépit d’une majorité parlementaire théoriquement aisée, la loi n’a pas été votée et la réforme des retraites est reportée encore une fois.
Par Abdelmajid Mselmi *
La réforme des retraites est très importante et des plus attendues depuis 20 ans car elle est au carrefour des aspects sociaux les plus cruciaux : la maladie et la retraite. Les gouvernements successifs – dont celui de Youssef Chahed, actuellement en place – ont promis de faire aboutir cette réforme mais en vain!
Le ministre actuel des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, a commis une série de fautes impardonnables et assume pleinement la responsabilité de la «débandade» de jeudi dernier
Quand M. Trabelsi est arrivé au ministère des Affaires sociales, en septembre 2016, il a trouvé sur son bureau un accord consensuel et finalisé par son prédécesseur Ahmed Ammar Youmbai avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et la commission de l’ARP concernée par cette question. Il consistait en une prolongation facultative de la retraite de 2 ans qui permettrait de retenir environ 40% des fonctionnaires après 60 ans. On ne sait pas pourquoi il a balayé cet accord et s’est attelé à reprendre tout de zéro ce qui n’était pas facile du tout. On aurait pu prendre cette réforme, qui n’est certes que partielle (mais c’était une avancée importante dans le système tunisien), pour renflouer tant soit peu les caisses sociales puis concevoir à tête reposée des amendements pour l’améliorer.
Le ministre Trabelsi a mal fait son boulot
Malheureusement beaucoup de temps a été perdu et les victimes du revers de jeudi dernier sont, on le sait, les malades et les retraités, des personnes très vulnérables, qui ont subi de plein fouet, au cours des 2 dernières années, les conséquences du déficit des caisses sociales.
Après avoir jeté dans la poubelle la réforme de son prédécesseur, M. Trablesi a pris tout son temps pour concevoir une nouvelle réforme comme si la situation n’était pas urgente et pouvait souffrir de nouveaux retards. Deux ans et 3 mois après son «intronisation», il a pour ainsi dire réinventé la roue !
La réforme tant attendue comporte 6 articles axés sur 2 idées très connues et rabâchées depuis 20 ans et qui ont fait leurs preuves dans tous les coins du monde : augmenter l’âge de la retraite (obligatoire ou facultative) et augmenter les cotisations sociales. Rien de vraiment exceptionnel pour justifier une perte de temps équivalant à la moitié d’un mandat parlementaire, passée à négocier, à renégocier, à dialoguer, à tergiverser, à traîner la patte pour aboutir à la mascarade du jeudi dernier! Quel gâchis! Une réforme élaborée à pas de tortue et qui n’aboutit pas! Normalement, une réforme aussi urgente aurait dû être proposée à chaud et dès les premières semaines du mandat gouvernemental. Car, habituellement, à la fin de ce mandat, il est très difficile de faire passer une réforme aussi importante : les gens étant lassés et les têtes ailleurs, tournées vers les élections d’après.
Dans sa démarche d’élaboration de la réforme, le ministre des Affaires sociales a commis une erreur monumentale en avançant contre vents et marées l’article 37 qui nuit aux intérêts acquis des retraités dont les pensions sont indexées aux augmentations des salaires des agents actifs. Cette proposition a provoqué le rejet des retraités et des fonctionnaires, déjà révoltés par leurs conditions de vie et qui se sont fortement mobilisés pour s’y opposer. Résultat : le projet de réforme a été bloqué pendant plusieurs mois.
Indépendamment de la pertinence d’une telle proposition, un politicien averti ne s’aventure pas à tout réformer en même temps et à provoquer ainsi les personnes concernées dans un contexte de tensions sociales exacerbées, surtout quand il s’agit d’un tir groupé : augmentation de l’âge de la retraite; augmentation des cotisations sociales et dégradation du montant de la pension. Trop c’est trop! On connait la suite : le ministre s’est dégonflé et la commission parlementaire s’est résignée à supprimer l’article en question.
Les malades et les retraités vont continuer à manger leur pain noir
La réforme a ainsi enregistré beaucoup de retard. Mais pas seulement, puisque le choix du timing de la présentation de la loi y afférente au parlement a été également très mal choisi.
D’une part, il a succédé au marathon de la discussion du budget de l’Etat et de la loi de finances, qui a été très houleuse et a qui a usé, physiquement et mentalement, les députés de la majorité et de l’opposition.
D’autre part, et pour ne rien arranger, la loi de finances a donné l’impression à une large part de l’opinion publique qu’elle est clémente envers les hommes d’affaires et douloureuse pour les classes populaires. Aller demander encore davantage aux salariés pouvait mettre de l’huile sur le feu et provoquer des réactions violentes de ces classes qui ont l’impression d’être encore et toujours laissées pour compte. Sans oublier le fait que nous sommes dans la période de décembre-janvier souvent propice aux mouvements sociaux, comme la révolution de la liberté et de la dignité du 17 décembre 2010-14 janvier 2011.
Tout cela explique, mais ne justifie pas, le désintérêt des députés de la majorité vis-à-vis de ce projet de loi et leur défection lors du vote : ils étaient tellement usés par les attaques de l’opposition et, peut-être aussi, persuadés qu’on a déjà trop pris aux salariés et aux retraités pour leur demander davantage.
Même si le timing était très mal choisi, un ministre qui fait son travail correctement a l’obligation d’user de tout son poids moral et politique pour faire passer «sa» réforme devant le parlement. Il aurait pu mobiliser son cabinet et appeler les chefs de groupes parlementaires quitte à appeler les députés un par un pour les mobiliser en faveur du projet de loi. L’ère des «repas froids bien servis» est révolue. Malheureusement pour lui, il a bien dormi le soir et est venu les mains vides. Il se croyait dans une «balade des gens heureux». Il eut droit à une douche hivernale bien glacée.
Certes, le ministre des Affaires sociales est étiqueté «indépendant» et, par conséquent, il ne pouvait compter sur une machine partisane lui permettant de mobiliser les députés de son camp. Mais à ce niveau de responsabilité, on est tenu de savoir être bien introduit et influent pour peser sur la décision. Et, en plus, on a une obligation de résultat.
En attendant, les malades et les retraités vont continuer à manger leur pain noir! Et, à l’approche de janvier, le feu couve sous les cendres!
* Médecin de la santé publique, membre du Front populaire.
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