Pour faire face à la crise du lait et de la viande, sévissant actuellement en Tunisie, il y a lieu d’agir en amont, en adoptant de meilleurs systèmes de production (élevage et cultures intégrés dans la même exploitation) dans un intérêt bien partagé entre le producteur, le consommateur et l’Etat, qui peut ainsi réduire ses importations et sa dépendance de l’étranger.
Par Malek Ben Salah *
«Réduisons l’importation de fourrages de l’étranger», cet appel lancé par un agriculteur du Synagri (Syndicat des agriculteurs de Tunisie) de Jendouba, rapporté par certains journaux sous forme d’un petit entrefilet, n’a pas suscité d’intérêt, alors qu’il vaut son pesant d’or et est en plein dans le vif du sujet de la crise de l’élevage et de l’agriculture en général en Tunisie, à savoir, plus précisément la crise du lait et celle de la viande… dont se plaignent tous les Tunisiens.
Dans un article se rapportant à ce sujet publié il y a 6 ans (‘‘De l’augmentation du prix du lait… et des méthodes d’élevage!’’, 23 août 2012), j’ai essayé modestement de défendre des changements techniques… à entreprendre pour ne pas arriver à la catastrophique situation de l’élevage ou celle des difficultés d’approvisionnement du citoyen en lait et en viande comme c’est le cas, aujourd’hui… comme si une compétence en la matière avait une chance d’être écoutée chez nous!
«Réduire l’importation de fourrages» ne pouvant être une action ponctuelle, mais bien une action de fonds qui régit la production, l’approvisionnement du producteur comme du citoyen, la réduction de notre dépendance de l’extérieur et de la pression sur notre balance alimentaire.
Dans d’autres économies, un sujet pareil n’aurait pas attendu l’appel d’un syndicat ou d’un agriculteur, mais aurait fait partie, bien plus tôt, de stratégies de développement émanant d’un savoir-faire de compétences capables de mettre en place de véritables politiques (ou même une loi d’orientation) et qui seraient intégrées à la loi de finances, objet de vives discussions mais malheureusement en l’absence de toute vision d’avenir.
Toute réussite politique ne pouvant se faire sans la garantie d’un solide ancrage technique. Et en matière d’élevage, tout zootechnicien qui connaît son rayon (quoique je n’ai pas l’impression qu’il en reste beaucoup en Tunisie) vous dirait que le coût des produits animaux est essentiellement tributaire d’une part de l’héritage génétique qui se manifeste notamment à travers la race de l’animal, et, d’autre part, du coût des aliments que nous fournissons à ce cheptel…
Quand l’ancien ministre de France Sully disait «labourage et pâturage»…
Il donnait la même importance au «labourage» c’est-à-dire aux cultures pour nourrir le citoyen, qu’au «pâturage» pour nourrir son cheptel, condition plus nécessaire aujourd’hui qu’hier pour arrêter justement ces importations de fourrages, du moins en partie. En fait, il y a lieu de rappeler que si les importations de fourrages (soja, maïs, orge) sont montées en flèche ces dernières années, encouragées par des fabricants qui les transforment en «concentrés», alors que, en parallèle, la production nationale de fourrage en pluvial et en irrigué (orge en vert, bersim, vesce avoine, luzerne, sulla, fétuque, diverses graminées ou légumineuses…) stagne depuis des années, tendance aggravée par la faible intégration entre les productions végétales et les productions animales : les céréaliers et les arboriculteurs faisant de moins en moins d’élevage tout comme on rencontre plus d’éleveurs dans des espaces fermés qui ne produisent pas un gramme de fourrage.
Faut-il donc développer la production de ces fourrages locaux qui permettent une réduction des «coûts de production», qu’il s’agisse de production assolée avec d’autres cultures ou en prairie dans le nord; ou de production des parcours dans le centre et le sud (du moins là où l’arboriculture a pris place et lieu du parcours); ou qu’il s’agisse de cultures en pluvial ou irriguée; ou encore en terre de plaine ou sur des coteaux plus ou moins boisés… Autant de productions fourragères à destiner au cheptel pour être directement pâturées ou fauchées, fanées, séchées, conservées, stockée en meules protégées du soleil et de la pluie ou ensilées… pour leur conserver la meilleure valeur fourragère et remplacer, en partie, le concentré fabriqué à partir des graines importées… Ces fourrages ayant l’avantage d’être consommés, selon leur nature, par le cheptel en vert, en grain, ou sous forme de foin ou d’ensilage…
À l’agriculteur de calculer la ration individuelle selon les besoins de chaque tête de bétail (veau, génisse, vache laitière, taurillon ou agneau à l’engraissement…) et après avoir calculé et vérifié les teneurs de chaque aliment en énergie, en protéines dégradables, l’équilibre des bilans en azote, en phosphore…, en vitamines et en sels minéraux…. Autant d’éléments qui font éviter tout gaspillage d’énergie ou de protéines…, et forment la base d’une productivité optimale du cheptel et d’un coût de production en rapport avec la rentabilité et la durabilité de l’élevage.
Pourquoi certains producteurs se focalisent-ils sur le coût du «concentrés»?
Alors que les plateaux télévisés présentent très souvent des producteurs de lait ou de viande qui se plaignent du «prix du concentré» de plus en plus cher, que des consommateurs se plaignent du prix de la viande ou du lait toujours de plus en plus cher, on oublie souvent qu’il y a une tendance d’offrir au cheptel peu d’aliments verts et de foin «bon marché», que le concentré devient souvent la base de la ration et non le complément; que ce concentré est fabriqué à partir de soja et de maïs acquis en devise alors que les cours mondiaux de ces produits sont très variables; que la valeur du dinar n’a fait que baisser ; d’où ces prix élevés du lait, de la viande…!
Condition pour une réduction de l’importation de fourrages et corollaire
Si on veut, et on doit chercher à réduire l’importation de fourrages et donc notre dépendance de l’extérieur, on doit engager une politique d’élevage basée sur une alimentation équilibrée du cheptel où les aliments dits grossiers (herbe sous toutes les formes qu’on vient de citer : verdure, foin, ensilage… et dans des proportions bien calculées… avec en plus une récupération de tous déchets de cultures ou d’agro-industries disponibles), comme on vient de le décrire. L’éleveur devant veiller à ce que les quantités de concentrés servis ne forment que le complément indispensable à cette ration composée d’aliments grossiers, et qu’ils ne représentent pas l’essentiel de la ration.
En corollaire, il y a lieu de rappeler que nos systèmes de formation et d’enseignement agricole, comprennent de moins en moins de formation de zootechniciens et qu’ils sont, non seulement, peu nombreux dans nos institutions et donc, qu’on fait peu appel à leur compétence, en haut lieu pour la définition des politiques de production animale; mais qu’ils deviennent plutôt rares sur le terrain pour encadrer et accompagner l’agriculteur qui a besoin d’optimiser les coûts de son élevage et offrir sur le matché des produits compétitifs et à la portée du client tunisien.
Un appel de Jendouba auquel on ne doit pas rester sourd
En espérant que cet appel intelligent de Jendouba ne soit pas vain et qu’il soit communicatif à nos agriculteurs de Jendouba et d’ailleurs, pour que de meilleurs systèmes de production (élevage et cultures intégrés dans la même exploitation) voient le jour dans un intérêt bien partagé entre le pays, le producteur et le consommateur !
On protégera mieux l’exploitation agricole, les sols qui sont en train de perdre leur fertilité, l’eau souvent utilisée à mauvais escient; et on formera des agriculteurs qui méritent cette mission céleste dont l’a chargé le Coran :
أنشأكم من الأرض واستعمركم فيها – هود اية 1
* Ingénieur général d’agronomie, consultant indépendant, spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris.
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