À l’occasion du Forum de la francophonie, qui a eu lieu samedi 9 mars 2019, à la Cité de la culture de Tunis, un débat s’est tenu en fin de matinée, devant plusieurs centaines de présents sur le thème «Une langue commune pour une unité territoriale».
Par Cherif Ben Younès
Comment la langue est-elle perçue aujourd’hui ? Est-elle une composante essentielle de la culture du peuple qui la parle ? Ou est-elle simplement un moyen de communication substituable et sans réelle importance ? Comment cette perception a évolué à travers l’histoire ? Peut-on encore parler d’unité territoriale fondée sur une langue ? Si oui, est-ce le cas de la Francophonie ?
C’est ce type d’interrogations qu’on a essayé d’élucider au cours de cette rencontre, brillamment modérée par l’animateur de radio et de télévision Mehdi Kattou. Une rencontre qui a réuni 4 panélistes de visions différentes : Xavier North, Gilles Pécout, Afif Ben Yedder et Samar Louati.
«Unité territoriale francophone» : Une notion qui pose problème
Qu’évoque-t-on justement lorsqu’on parle d’«unité territoriale francophone» ? C’est avec cette question, pas aussi simple qu’elle en a l’air, que le débat a été lancé. Xavier North, inspecteur général des affaires culturelles au ministère français de la Culture et de la Communication, a tenté d’apporter des éléments de réponse…
Pour lui, ce terme est assez problématique, parce qu’en dehors de certaines nations africaines (où on a fait le choix d’adopter la langue française pour ne pas avoir à en choisir une autre), et de la France (où l’État a toujours placé cette langue au cœur de sa fonction politique, pour s’opposer au latin et aux langues régionales), il n’est pas vraiment sensé de parler d’«unité territoriale francophone». En effet, dans les autres pays francophones, le français coexiste toujours avec d’autres langues, notamment avec l’arabe au Maghreb.
Cette situation a créé, d’après M. North, une sorte de prétention chez la plupart des Français, qui estiment que les francophones sont «les autres», alors qu’eux, ce sont «les dépositaires de la langue». Outre ce qui a été évoqué, cela pourrait s’expliquer par la position excessivement dominante qu’occupe la France au sein de la francophonie, et par le fait que l’écrasante majorité des locuteurs du français en tant que langue maternelle, sont des Français.
Xavier North a rappelé, à cet effet, que l’espace francophone n’est pas structuré de la même manière que l’espace hispanophone, anglophone et lusophone, où il y a beaucoup plus de locuteurs de l’espagnol, de l’anglais et du portugais en tant que langues maternelles, respectivement en dehors de l’Espagne, de la Grande Bretagne et du Portugal.
Afif Ben Yedder / Slim Khalbous.
Le rôle de la langue évolue à travers l’histoire
De son côté, Gilles Pécout, directeur de l’Académie de Paris, a apporté une dimension historique au débat. Il s’est, ainsi, interrogé s’il était encore possible de considérer, comme au XIXe siècle, qu’à un peuple correspond un territoire, et qu’à un territoire correspond une langue…
Il évoque, par là, le rapport de force entre les langues, qui contribua grandement autrefois à la construction identitaire et culturelle des nations. Un rapport exclusif et anti-démocrate, donc, qui mit en opposition une langue de pouvoir et des langues «hégémoniques». Et cela contredit clairement les valeurs universelles que l’on souhaite mettre en place ou consolider aujourd’hui, notamment dans les pays francophones.
L’historien a assuré, à cet effet, qu’en francophonie, on vise plutôt à renforcer la coexistence entre le français, les langues maternelles ou régionales – le cas échéant – et les langues étrangères, exprimant son souhait de voir que le français ne structure plus «un territoire» (en tant qu’entité politique, bornée et donc un lieu de souveraineté) mais plutôt «un espace», qu’il définit comme un ensemble de flux, de pérégrinations et de contacts, relevant moins de la politique. Gilles Pécout a ajouté, par ailleurs, que cette langue est capable de structurer un espace de savoir et de formation en Francophonie.
Dans le même ordre d’idées, il a appelé à cultiver le refus du monolinguisme, afin de combattre «le nationalisme rampant», qui se base sur l’exclusion, et ce pas seulement dans les pays francophones, mais partout dans le monde. Alors… doit-on aborder le sujet avec le cœur ou la raison ?
Fort de sa grande popularité en Afrique, le Tunisien Afif Ben Yedder, président du groupe de presse IC Publications, a eu lui aussi son mot à dire dans ce débat. Toutefois, plutôt que de se conformer aux questions de l’animateur, il a préféré faire parler son sens de l’humour et son talent de séducteur, notamment auprès des femmes africaines («ce sont les meilleures et les plus belles femmes au monde»), des femmes tunisiennes («ce sont elles qui ont fait la révolution»), et des Africains de façon générale («ils parlent et maîtrisent la langue française mieux que beaucoup de Français»).
Ovationné par le public présent, M. Ben Yedder a particulièrement été sentimental durant son «show», affirmant notamment que lorsqu’il est dans l’un des pays francophones, il se sent chez lui, en raison des similitudes culturelles qu’il partage avec les peuples qui y résident.
Ce ne fut pas le cas de Samar Louati, en revanche. La présidente de l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge) s’est, quant à elle, montrée beaucoup plus rationnelle, affirmant, elle-même, au début de son intervention que sa formation scientifique fait d’elle une personne pragmatique et cartésienne…
«Pour moi, la raison doit l’emporter quand on est confrontés aux réalités de notre quotidien. Aujourd’hui, les priorités de l’Afrique, et notamment de la Tunisie, c’est l’emploi des jeunes, la formation, les horizons, etc.», a-t-elle avancé, sous-entendant que la question de la langue, dans ces pays, importe peu.
«Aujourd’hui, nous sommes encore francophones [en Tunisie], mais peut-être que d’ici quelques années, nous serons anglophones… La langue évolue. Les mentalités et les réalités aussi», a-t-elle poursuivi. Elle a, dans ce cadre, assuré que pour les jeunes entrepreneurs Tunisiens, dont elle fait partie, l’anglais est souvent plus facile à maîtriser que le français, dont les règles grammaticales sont loin d’être intuitives. La jeune ingénieure a considéré également que l’anglais est la langue qui leur offre le plus d’horizons, d’un point de vue professionnel et économique, étant celle qui est la plus parlée dans le monde aujourd’hui.
«On est certes là pour fêter la francophonie, mais pas pour la défendre. Elle doit se défendre elle-même grâce à ce qu’elle apporte aux francophones», a-t-elle conclu.
Qu’en pense Monsieur le ministre ?
En marge de ce débat, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Slim Khalbous a également pris la parole. Le représentant du gouvernement tunisien a insisté sur l’importance de percevoir la langue française et la culture qui lui est associée, comme étant une richesse supplémentaire pour la Tunisie, et non pas «un remplacement d’un outil technique par un autre».
M. Khalbous a souligné, à cet effet, qu’acquérir et renforcer le français ne signifie pas qu’on abandonne les autres langues, et encore moins celle qu’il a considéré «de nos origines», à savoir l’arabe. Une expression répétée à plusieurs reprises, bien qu’en réalité, elle ne soit pas conforme à la vérité…
En effet, l’arabe est certes la langue maternelle de la majorité écrasante des Tunisiens, mais n’est de toute évidence pas celle de nos origines, comme il l’a prétendu. Car, tout comme le français, il s’agit d’une langue qui a été implantée par le colonisateur. Un fait historique, esquivé et malhonnêtement déformé comme souvent par les politiciens Tunisiens, sans doute pour des raisons idéologiques et politiques qui mériteraient, elles aussi, l’ouverture d’un débat.
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