Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, ne peut plus continuer à éluder la question de sa dépendance d’Ennahdha qui le maintiendrait aux commandes du pays. L’occasion de la fête de l’indépendance est bien propice pour clarifier ses rapports avec le parti islamiste, renforçant du coup sa stature d’homme d’État.
Par Farhat Othman *
Ce 20 mars, le chef du gouvernement est parfaitement en mesure d’apporter une réponse convaincante à une telle question lancinante au nom de la souveraineté de l’État dont d’aucuns doutent de plus en plus en l’absence d’autorité publique efficiente, et surtout d’État de droit véritable, non simulé.
En effet, une recette infaillible s’offre à lui, sans retombées négatives pour ses ambitions personnelles, les servant même en les fortifiant; il serait bien inspiré d’en user. Il s’agit de l’atout majeur, l’arme fatale du service des libertés individuelles dans le pays érigées en impératif catégorique.
Cela se ferait par la décision, relevant de ses attributions, de l’abolition immédiate des circulaires illégales, cet infra-droit liberticide et scélérat niant de manière flagrante la moindre prétention à l’État de droit en Tunisie. Ainsi le servira-t-il tout autant que l’indépendance et la souveraineté contestées du pays, mais aussi sa stature d’homme d’État. Quel vrai patriote, en effet, oserait le lui reprocher? Faut-il avoir le courage de satisfaire à cet impératif catégorique, aussi bien juridique qu’éthique, que l’état du pays impose incontinent.
Quelle indépendance de la Tunisie?
Cela est d’autant plus fatal que la célébration du 20 mars n’est plus, pour la plupart des Tunisiens, que la triste fête d’une indépendance purement théorique en un monde interdépendant. D’ailleurs, cette année, elle a lieu sur fonds de drames récurrents et d’initiatives provocatrices de la part du parti islamiste profitant de l’inertie de ses adversaires supposés modernistes pour travestir encore plus la foi des Tunisiens.
La dernière malheureuse, sinon pitoyable, de ces provocations est le fait de débaptiser une rue de Tunis du nom de cette sommité de l’islam des Lumières qu’est Ibn Arabi pour le remplacer par le nom de l’État de Serbie qui s’est distingué notoirement par ses menées contre l’islam. N’est-il pas temps, enfin, de dénoncer le double-langage islamiste pour rappeler la nécessité de la parole de sincérité en une politique devant même être éthique ?
Ne devait-on pas déjà le faire à propos de la prétendue indépendance de la Tunisie, slogan ne trompant plus que celui qui veut bien y croire? Qui, honnêtement, peut prétendre convaincre le Tunisien moyen, guère idiot, de la souveraineté de son pays dont il sait pertinemment la dépendance, plus que jamais, des implications de sa situation géostratégique et des intérêts propres des puissances dont il ne peut contester la légitimité pour eux de leur service, y compris en ayant recours à des serviteurs nationaux à leur solde? On y est habitués depuis Hannibal ! Et n’est-ce pas ainsi que le monde a toujours tourné? À qui ferait-on croire le contraire? Pas au premier venu des Tunisiens, généralement fiers justement de se prétendre matous!
Qui, surtout, le nierait après le coup d’État postmoderne ayant eu lieu en 2011, amenant au pouvoir d’anciens délinquants reconvertis en commis de l’État plus que jamais asservi à l’appétit d’un capitalisme sauvage et des stratégies militaires du chaos au service des intérêts géopolitiques des puissances du monde? Car au lieu de s’appliquer à se refaire une virginité démocratique, les nouveaux maîtres islamistes du pays, issus de cette supposée révolution, n’ont fait qu’asservir son peuple à leurs propres intérêts économiques et idéologiques, transformant la Tunisie en leur vache à lait et celle de leurs soutiens. Pis, ils n’ont même pas la vergogne de ne pas s’en prendre au meilleur de l’œuvre du fondateur de l’État tunisien, prétendant y réduire à néant ce qui leur résiste encore, mettant volontiers l’accent — en la caricaturant — sur la part d’ombre inhérente à toute oeuvre humaine, ainsi que persévère à le faire la présidente de l’instance dénommée, bien à tort, de la vérité et de la dignité.
L’islam tunisien n’est pas intégriste
Une fois que le capitalisme mondial l’a hissé au pouvoir en Tunisie, l’islam politique a démontré n’avoir eu en vue que le service des intérêts de ses bienfaiteurs, en plus de l’arrogance de croire avoir carte blanche pour y implanter un islam félon qui n’a jamais été celui de son peuple, une foi intégriste reniant la veine humaniste et l’esprit tolérant de la religion de la majorité des Tunisiens, qui est soufie, faut-il le rappeler.
C’est ce qui explique la haine vouée à cette lecture saine et révolutionnaire de l’islam par nos faux musulmans, ces anté-musulmans postmodernes qui déjà, dès leur arrivée au pouvoir, se sont attaqués aux mausolées des saints du pays, et qui veulent effacer aujourd’hui leurs noms de ses rues.
S’attaquer ainsi à la fibre populaire de l’islam en Tunisie est une preuve supplémentaire que nos intégristes ne sont que de supposés musulmans, et encore moins Tunisiens, l’islam de ce pays étant tout sauf intégriste. Or, comme ils le savent pertinemment, ils ne cessent donc de simuler et dissimuler leurs convictions, ne s’embarrassant de déclarer tout et son contraire; mais, quand il s’agit d’agir, ils finissent par ôter leur masque.
N’a-t-on pas vu certaines voix en leur sein, louvoyant sans vergogne, prétendre ne pas s’opposer à l’égalité successorale, à la liberté de consommer, non seulement l’alcool, mais aussi le cannabis; et encore mieux ne point refuser l’abrogation de l’homophobie coloniale? Or, ont-ils proposé, ce qu’impose la logique, un projet de loi en ce sens puisqu’ils sont le parti le plus nombreux au parlement? Et ne refusent-ils pas de voter le projet enfin arrivé au parlement réalisant (même si c’est de manière bancale) l’égalité successorale?
Il est important de rappeler ici, encore une fois, que sur ces questions, et sur tous les sujets dits sensibles, on a beau prétendre que la société n’y serait pas prête, ce n’est qu’une minorité intégriste qui le serait. C’est elle qui refuse, confortée en cela par des élites qui se leurrent sur la mentalité populaire jugée conformiste et conservatrice quand elle ne l’est qu’en apparence. À la vérité, la majorité populaire ne fait que simuler une apparence de peur de la loi injuste, pratiquant ce que je nomme «jeu du je», une ruse de vivre qu’impose l’environnement d’une légalité illégale et la violence des activistes zélotes. Le tout est aggravé par ce trait de caractère culturel arabe encourageant au clair obscur et que je nomme parabole du moucharabieh, qui amène à veiller à soigner, même par la force, l’image qu’on juge la meilleure de soi, ou pour le moins la plus conforme à l’esprit du temps, quitte à céder au conformisme logique ambiant par réalisme ou fatalisme.
Impératif catégorique des libertés individuelles
C’est bien l’absence des droits et des libertés qui empêche le Tunisien de se montrer tel qu’il est : libertaire et ouvert à toutes les innovations. Aussi, ne fait-il que s’aligner sur le comportement roublard de ses dirigeants. M. Chahed, lui-même, lors de la journée des droits féminins, n’a-t-il pas employé la langue de bois en célébrant la femme sans rien faire de concret, mettant la responsabilité de l’absence des actes qui s’imposent sur autrui, le parlement en l’occurrence? N’a-t-il pas prétendu que le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), cette usine à gaz dont rien ne sortira, a été adoubé par le conseil des ministres et présenté à l’assemblée? Ce n’est pas vrai, bien évidemment, le rapport ayant certes été proposé au parlement, mais par une poignée de députés et en tant que simple initiative, démarche la moins solennelle pour des projets devant finir à la poubelle.
Au demeurant, n’a-t-on pas entendu la présidente de la Colibe supputer que le projet sur l’égalité successorale du président de la République ne serait pas voté par les députés; ce qui ne serait pas pour étonner au vu de la manière dont on présente cette cause, et toutes celles ayant trait aux libertés individuelles.
En effet, on a le tort de ne pas les situer dans leur cadre naturel, religieux et moral donc, alors que c’est la principale cause empêchant la moindre avancée en la matière. Elle est aussi de nature légale, la constitution faisant référence à l’islam. Aussi, pour les religieux, outre de la constitution, il s’agirait d’une violation de l’islam. Ce qui est absolument faux; cela a été démontré, la religion même commandant l’égalité totale.
Or, une telle réfutation reste encore inaudible auprès des masses, trompées par le discours religieux, du fait que ceux qui défendent cette cause se montrent laïcistes, refusant d’user de l’argument religieux, alors qu’il est le seul de nature à pulvériser l’argumentation des religieux. Et ce n’est pas seulement qu’on ne se sent pas capable d’y apporter la contradiction, les arguments étant désormais disponibles, mais c’est par islamophobie. Voilà la cause véritable, jamais avouée; ce qui veut dire qu’on laisse les masses penser qu’en militant pour les libertés individuelles, on agirait contre l’islam.
On est incapable et on refuse d’oser dire, comme je le fais et le démontre avec d’autres justes, que l’islam est une foi de droits et de libertés. Ce qui est bien la vérité attestée. Supposons maintenant que cela ne soit pas partagé par nos militants laïcistes, l’intérêt de leur cause n’impose-t-il pas d’user de toutes les armes efficaces pour la faire triompher?
Revenons donc à M. Chahed ! Le décor de l’état des libertés en Tunisie ayant été ainsi posé, n’a-t-il pas une carte à jouer, qui serait tout bénéfice pour son ambition personnelle et pour le pays ? Sans aller jusqu’aux projets de loi, ne doit-il pas — car il le peut étant de ses attributions — oser abroger toutes les circulaires illégales dont l’Association de défense des libertés individuelles (Adli, ‘‘Les circulaires liberticides. Un droit souterrain dans un État de droit’’) a récemment dressé la liste ?* Il ne fera alors, mais avec plus d’ampleur, que suivre l’exemple du président de la République qui a fini par annuler la circulaire interdisant le mariage de la musulmane avec un non-musulman.
Voilà ce que M. Chahed est en mesure de faire ce 20 mars sans craindre de contrecoup politique néfaste à ses ambitions qu’il renforcerait, bien au contraire. Du coup, en un tour de passe-passe magique, il se hissera sur le piédestal du défenseur des libertés individuelles et de l’État de droit. Ce que n’oserait lui reprocher le parti Ennahdha dont il démontrera alors, avec tact et panache, s’en être émancipé ou n’en avoir jamais été l’otage.
Youssef Chahed le fera-t-il ? Ce serait bel et bien un coup d’éclat qui étonnera son monde, et surtout surprendra ses faux soutiens qui n’attendent, il faut en être sûr, que l’occasion propice pour lui porter le coup de grâce. C’est ainsi que nos islamistes ont toujours agi avec ceux qu’ils ont asservis à leurs visées, qui ont été naïfs de se croire indispensables aux islamistes, ne réalisant que tardivement n’être en rien des alliés stratégiques, juste les boucs émissaires d’un jeu machiavélique sans foi ni loi.
* Ancien diplomate et écrivain.
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