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Bloc-notes : Youssef Chahed doit-il démissionner comme l’y invitent certains?

Ph. Mohamed Hammi (Sipa).

La Tunisie est bien en mesure d’incarner l’exception qu’elle est en puissance si elle croit assez en ses atouts. Comme le chef du gouvernement, Youssef Chahed, en incarne certains, doit-il démissionner? Ou, plutôt, poursuivre sa mission jusqu’à sa fin pour aller au bout de son destin et celui de sa patrie.

Par Farhat Othman *

D’après certains observateurs généralement bien informés, on suppute l’intention du chef du gouvernement de ne plus vouloir se maintenir à son poste pour mieux préparer son avenir. Pourtant, le contraire est bien le plus approprié pour, à la fois, l’accomplissement de sa destinée et la sortie enfin de la Tunisie de son actuelle impasse en vue du meilleur de son peuple et au-delà. Il ne s’agirait même pas ici d’un choix personnel; cela relèverait quasiment des commandements que la providence impose si l’on croit à l’irrésistibilité de la fatalité, le fatum des anciens, que notre tradition populaire nomme mektoub.

En effet, dans la vie des humains, il est des moments où l’histoire semble prendre une pause avant de mieux redémarrer le cours des événements, refaire la physionomie d’un monde fini pour une nouvelle donne; et il semble bien que l’on vive l’une de ces époques récurrentes dans la mémoire humaine. Le carrosse de l’histoire se serait arrêté sur cette terre de Tunisie dont le peuple est connu depuis la nuit des temps par ses mérites à honorer la vie, y manifester un génie d’ouverture, de tolérance et de joie de vivre. Ce qu’il a perdu au fil des vicissitudes des époques passées, stoïquement subies; et ce qu’il est appelé à retrouver à la faveur du présent moment historique. Car veillant à la justice immanente, la Providence serait en train de faire basculer le sort de ce pays pour le meilleur de son peuple et de son environnement immédiat, la Méditerranée et la sphère culturelle arabe islamique. En cette vision hégélienne de l’histoire, comme le fut Napoléon pour la France et avant lui César pour Rome, Youssef Chahed serait – toute proportion gardée et sans flagornerie déplacée qu’on ne saurait nous reprocher –, tout désigné pour incarner une mission historique en Tunisie, celle de sa rénovation. Il en a l’étoffe; tout juste se doit-il d’y croire assez !

Destinée personnelle

L’atout principal de M. Chahed est bien de croire à sa destinée personnelle. Pour cela, il a ce qu’il faut d’ambition en politique outre de disposer du précieux soutien d’Occident qui fait la force de son principal adversaire qu’on prétend être à tort son partenaire, le parti islamiste.

Sentant d’ailleurs les événements lui échapper, on voit celui qui serait le principal écueil à la marche triomphale de Chahed vers Carthage et le contrôle du Bardo multiplier les fausses déclarations les plus contradictoires sur la nécessité de neutraliser la présidence du gouvernement, lui imposer de quitter La Kasbah.

De fait, l’inquiétude commence d’envahir les esprits de certains des manitous de Montplaisir, qui en viennent à colporter les nouvelles fantaisistes, avancer les scénarios les plus improbables sinon abracadabrants, dont celui d’amener à la démission celui qu’ils s’ingénient à faire passer pour être leur obligé. Or, ils ne font que s’agiter à défaut de pouvoir agir puisqu’ils n’ont pas intérêt à contrarier le choix de leur propre soutien. Car on sait désormais M. Chahed disposer des faveurs d’un Occident maître du jeu politique dans le pays. Ce qui veut bien dire que tant qu’il ne doutera pas de sa destinée personnelle, il demeurera l’inamovible chef du gouvernement en attendant mieux. Au vrai, au-delà des apparences trompeuses, il est loin d’être l’obligé d’un parti qu’il oblige, bien au contraire, et ce au-delà de tout ce qu’il pouvait croire.

Sans avoir à rappeler que celui qui est à la tête du gouvernement ne s’y est pas imposé ni n’y a agi tout seul, que s’il gouverne avec le parti islamiste, il ne l’a pas choisi non plus, ayant hérité d’une alliance voulue également par qui l’a choisi et imposé, il est malvenu aujourd’hui de lui reprocher ce dont il n’avait aucune responsabilité.

D’ailleurs, dans la situation où il a trouvé le pays, comment M. Chahed pouvait-il faire autrement que de prendre acte de l’importance du parti islamiste qui n’a pas cessé, huit ans durant, et encore plus sous la présidence de M. Caïd Essebsi, avec la complicité de son parti même, de se rendre incontournable partout dans les rouages de l’État?

Si le chef du gouvernement dispose d’un atout, c’est moins de celui du soutien d’Ennahdha que du propre soutien occidental des islamistes, ce qui relativise leur emprise sur les affaires. Et on le sait, nos amis d’Occident, Américains particulièrement, n’aiment rien tant que d’avoir plusieurs fers au feu et reluquer qui se montre le meilleur dans la nécessaire compétition qu’est à leurs yeux, en général, la vie et la politique, en particulier, afin d’imposer le respect et s’imposer, donc mériter leur soutien sans réserve. Ainsi fragilisé, le parti islamiste sait bien qu’il a fini de manger son pain blanc et qu’il se doit de se méfier de ce concurrent sérieux qui a assez de génie fait de méticulosité et d’attention au moindre détail pour ne pas faire ce que d’autres ont fait, réduits à servir la stratégie islamiste, tirant pour eux les marrons du feu.

Destinée d’une patrie

Faut-il rappeler que le petit Poucet qu’est la Tunisie est voulu doté de grande foulée par les esprits qui veillent à sa destinée, être un élève modèle. Il ne s’agit pas ici de ces âmes des saints soufis du pays veillant sur lui, comme n’a pas hésité à le préciser un général tunisien héros de la bascule de janvier 2011, mais de ces humains gouvernant le monde et qui ne peuvent se désintéresser du sort d’un ce pays transformé en laboratoire pour leurs vues géostratégiques. Certes, ce théâtre théoriquement d’une expérimentation démocratique n’était que pour leurs intérêts en premier; il n’emporte pas moins dans ses plans des versions supplétives, dont celle de l’État de droit.

Aussi, la carte de l’islam politique épuisée avec ses avantages au niveau tant national (un pays plus que jamais ouvert au marché) et international (une jeunesse embrigadée pour une fausse cause), on en vient à activer le plan supplétif de la transition démocratique tablant sur une réussite de nature à contrebalancer les effets pervers de la politique du chaos pratiquée depuis un temps. Le jeu en vaut la chandelle puisque c’est bien sur cette terre d’originalité, jadis qualifiée de dictature souriante, que quelque chose de nouveau est possible en vue de contrarier la dérive où va le monde en tentant, à moindres frais, une refondation de la pratique politique, sa transfiguration.

Quel meilleur terrain de s’y essayer, en effet, que celui de ce pays, petit par sa dimension, mais grand de ses potentialités, notamment humaines et créatrices ? Tout y est possible, on ne le sait que trop, surtout ce qui ne l’est plus ou à prix exorbitant en un Occident figé dans ses réflexes conditionnés par les acquis de l’État providence, devenus des boulets pour une improbable réforme sans dégâts. D’autant plus que cela inclut une foi à transfigurer, qui commence à muer en une religiosité des plus meurtrières. Et on sait bien que la dimension spirituelle de la croyance populaire tunisienne permet de tout envisager, tout espérer.

Cela joue assurément en faveur de M. Chahed qui manie pour l’instant à merveille la partition de la sérénité du responsable concentré sur ses devoirs éminents de gestion de l’État. Aussi ne devrait-il point songer, par un malvenu moment de doute, à quitter son poste, et ce même si les élections doivent être maintenues pour la fin de cette année. En effet, il est de plus envisagé de les reporter eu égard non seulement au défaut d’installation de ce marqueur éminent de l’État de droit qu’est la Cour constitutionnelle, mais aussi le maintien à ce jour d’une législation illégale, ayant été vidée de toute valeur juridique par la Constitution. Mais à supposer que les élections aient bien lieu cette année, rien n’oblige M. Chahed à démissionner. Il aura — suprême luxe — l’argument massue de s’y refuser au nom de celui-là même utilisé par ses adversaires : la stabilité dans le pays. D’ailleurs, imaginons que le président de la République décide de se représenter, serait-il obligé de démissionner ? Que nenni !

M. Chahed doit donc continuer à jouer l’intérêt de la patrie à fond et jusqu’au bout, ce qui impose de garder le gouvernail. Si par extraordinaire, ses soutiens actuels se résolvent à se rebiffer, lui retirant leur confiance, cela ne fera que renforcer son aura auprès du peuple porté à sympathiser avec toute victime d’injustice, s’y reconnaissant. Ce ne sera que tout bénéfice, s’ajoutant à celui découlant du fait que ceux qui auront décidé de le lâcher auront contrarié les vues de leurs obligés Occidentaux, se mettant sur le dos leur principal soutien.

Toutefois, dans cette attente, M. Chahed devra veiller à parachever cette œuvre majeure tissant la toile de l’État de droit où ses ennemis viendraient se faire prendre comme des moucherons. C’est l’arme fatale de la légalité dont il doit continuer d’user après avoir osé ouvrir le chantier de la lutte contre la corruption. C’est en déclarant la guerre aux textes injustes et liberticides qui défigurent l’État de droit naissant que cela doit se poursuivre. Dans ce labeur salutaire, il a tout intérêt à commencer par les circulaires illégales, leur abolition étant dans ses attributions. Il doit aussi veiller à donner instruction à ses ministres afin de se conformer moins aux textes annulés par la Constitution qu’à celle-ci en toute matière ne posant nul problème d’interprétation.

Et pourquoi ne pas proposer un projet de loi symbolique d’abolition des textes les plus scélérats, ne laissant plus la voie libre au président de la République en ce domaine sensible des libertés avec son projet sur l’égalité successorale? Il pourrait avancer, par exemple, un projet de loi sur l’abolition de l’homophobie au nom du respect des vraies valeurs de l’islam et du vivre-ensemble paisible dans le pays. Ce qui serait particulièrement bienvenu au lendemain de la malheureuse initiative du chef du contentieux de l’État qui, fermant les yeux sur les associations et partis appelant à la haine et au meurtre, veut interdire une association militant pour l’amour et le respect d’autrui, Shams en l’occurrence. Quel beau triomphe cela serait pour le vivre-ensemble serein et pacifique en Tunisie, un véritable pied de nez aux intégristes de tout poil !

* Ancien diplomate et écrivain.

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