Et maintenant? Comment gouverner? Où trouver l’argent requis pour honorer (un tant soit peu) les incommensurables promesses électorales des quatre dernières semaines ?
Par Moktar Lamari, Najah Attig et Samir Trabelsi *
Alors que la poussière de la tornade électorale n’est pas totalement tombée, la Tunisie est sommée illico presto par ses créanciers de se doter d’un Budget d’État, en bonne et due forme pour 2020. Sans budget équilibré et viable, les agences de cotation et les bailleurs internationaux risquent de sévir et rapidement, contre l’économie, et pas seulement! C’est sérieux, et pour preuve, le FMI a délégué en urgence ses experts à Tunis (depuis le 8 octobre) pour éviter les éventuels dérapages budgétaires et contenir, le cas échéant, les éventuelles improvisations monétaristes du gouverneur de la Banque centrale.
Fraîchement sorties des urnes, les nouvelles élites politiques jouent gros, souvent en méconnaissance de cause! La sanction internationale peut tomber rapidement, si les déficits budgétaires continuent de dégrader les services publics, si le train de vie de l’État ne se sèvre pas de son addiction aux taxes et si les élites politiques ne réalisent pas les risques métastatiques du dopage des politiques publiques par une dette accablante par ses taux d’intérêt et diktats liés.
Le cycle budgétaire contre le cycle électoral
Ironie ou hasard du calendrier, le cycle budgétaire vient prendre de court un cycle électoral, pas totalement «accouché»; la passation des pouvoirs (parlementaires, gouvernementaux et présidentiels) est loin d’être envisagée. Cela risque de trainer en longueur; les arbitrages politiques pour constituer un nouveau gouvernement cohérent, s’annoncent périlleux, pour ne pas dire pernicieux.
Plein de questions s’imposent de facto! Les attentes citoyennes sont immenses, alors que les ressources publiques sont minuscules, toute proportion gardée. Dans quelle mesure le Budget 2020 peut-il satisfaire les immenses promesses électorales des nouveaux élus? Où trouver l’argent ? Et comment allouer les maigres ressources de l’État ?
Le FMI veille au grain; ses experts arpentent les couloirs du gouvernement, depuis le 8 octobre pour observer, analyser, atténuer les ardeurs et appeler à l’ordre pour éviter les dérapages budgétaires, surtout que les promesses électorales des nouveaux élus défient l’entendement.
Le FMI, comme plein d’autres observateurs internationaux voient bien les pesanteurs et pressions budgétaires à l’œuvre en Tunisie. Une croissance économique mise à plat, étant moitié moins forte que ce qui est prévu : 1,5% au lieu de 3,2%. Un investissement privé meurtri par une épargne réduite à néant par l’inflation. Une déchéance du pouvoir d’achat et un chômage endémique, semant le désarroi et la paupérisation dans de nombreuses régions.
Pouvoir rentrant et contrepouvoir sortant
Pas étonnant, le gouvernement sortant ne s’est pas gêné, il a élaboré «son» projet de Budget 2020, déposé hier aux députés élus il y a 5 ans… et décriés comme jamais dans l’histoire de la Tunisie !
Ce budget épouse les mêmes principes et idéologies des deux partis ayant dominé l’État depuis 2014 Deux partis sanctionnés par les récentes élections pour leur inefficacité et corruption démontrées.
D’un montant global de presque 47 milliards de dinars, le projet de Budget 2020 comportait son lot de cadeaux salariaux (pour l’UGTT et ses syndiqués) fiscaux (baisse d’impôts pour bénéficiaires bien ciblés) et électoraux pour certaines régions jugées porteuses pour les élections (Tozeur, Sousse, Sfax, etc.). Le projet de Budget 2020, tel que préparé par le gouvernement sortant, alloue presque 20 milliards de dinars (50% du Budget) en salaires et privilèges pour les 880 000 fonctionnaires (du gouvernement et Sociétés d’État), alors que presque 200 000 d’entre eux sont en sureffectif et payés pour ne rien faire, absolument rien faire.
Un gaspillage grotesque alors que le pays peine à investir. Ce sureffectif coute 5 milliards de dinars au budget public (12 à 15% du Budget 2019). Ce même projet de Budget 2020 est déposé avec quatre gros défauts.
Un, les frais liés aux services de la dette (intérêt et principal) frôlent presque 11 milliards de dinars par an (25% du budget), et cela est anormal pour un pays qui se veut être un chantre de la démocratie en terre d’islam.
Deux, les besoins de financement public par endettement auprès des institutions internationales frôlent aussi les 25% du budget, et cela ouvre la porte, comme jamais, aux pressions internationales et comportements discrétionnaires des bailleurs de fonds et pays occidentaux ayant des intérêts stratégiques en Tunisie.
Trois, ce projet de Budget 2020 ne comporte presque rien pour relancer les projets structurants et créateurs d’emplois durables par le secteur privé.
Quatre, le Budget 2020 comme soumis, ne semble pas reconnaitre que la croissance et la création de l’emploi ne peuvent se faire sans la contribution du secteur privé, de l’investissement et des entreprises innovantes.
Un budget en porte-à-faux!
Mais, au-delà des quantums, il y a un déficit patent au regard des fondamentaux des processus budgétaires et bonnes pratiques liées dans les pays démocratiques. Le Budget 2020, dans sa version actuelle, ne répond pas aux critères internationaux qui requièrent une budgétisation axée sur les résultats, et basée entre autres sur les évaluations prospectives (ex ante) et les rétrospectives (ex post).
Les ministres du gouvernement sortant, et notamment ceux responsables des départements de l’Économie, des Finances et des Réformes publiques ont failli lamentablement à leur tâche et endetté dramatiquement le pays depuis 2015; amenant certains économistes de calibre international à réclamer leur départ et remplacement par des compétences aguerris en matière de révision de programme et de budgétisation axée sur les résultats et les évidences probants.
Le Budget 2020, tel qu’ébauché par le gouvernement sortant, ne peut être accepté par les nouveaux élus, considérant l’ampleur des promesses électorales des partis et candidats populistes ayant réussi à bien se positionner dans la course électorale avec des contingents d’élus suffisamment pour influencer les processus décisionnels de la nouvelle législature 2019-2024.
Le projet de Budget 2020, tel que déposé s’inscrit en porte-à-faux de la nouvelle donne politique en Tunisie. Il ne peut que décevoir le nouveau président Kaïs Saïed qui promettait, sans avoir fait les analyses requises, le retour d’un État providence généreux et omniprésent en matière des services publics en éducation et en santé. Dans sa campagne électorale, le président Saïd laissait entendre qu’une fois élu, il fera le nécessaire pour revitaliser les politiques bourguibiennes des années 1960 et 1970, quand plus de 75 % du budget de l’État était affecté à la santé, l’éducation et les services sociaux.
Le conflit idéologique entre les nouvelles élites rentrantes (excluant Ennahdha) et les élites sortantes est dévoilé par l’élaboration et l’adoption du Budget 2020.
Politique monétaire contre politique fiscale
Dans le contexte des élections des dernières semaines, le FMI a déployé ses experts à Tunis, et il veille au grain! Il souhaite conseiller, faire éviter les dérapages budgétaires et accompagner la Tunisie dans la mise en œuvre de plusieurs réformes structurelles requises et qui attendent depuis 8 ans.
Et on le comprend, dans le contexte d’un budget basé dans 50% de ses flux sur le remboursement de la dette et/ou la quête des prêts, Le FMI détient les cordons de la bourse, conditionnant son appui à une gouvernance économique efficace, viable et durable.
Les élites politiques savent que le FMI n’est pas un philanthrope, un mécène économiquement neutre. Et son action et appui répétés, sous les directives de Christine Lagarde (ex-présidente) aux gouvernements initiés par la coalition présidée par Rached Ghannouchi et feu Béji Caïd Essebsi vont être critiquées, et pas à peu près! Un bilan est à faire et les parties prenantes concernées doivent être consultées lors de ce processus budgétaire pour 2020.
Pour plusieurs raisons, le FMI ne pourra être qu’un allié stratégique à la Tunisie, et ce pour faire face aux contingences de la transition démocratique. Qu’à cela ne tienne, le FMI est critiqué notamment par son indifférence aux enjeux de la corruption, de la prolifération du marché informel et surtout par un certain aveuglement voire un acharnement monétariste à tout va, donnant toujours plus de sauf-conduit aux gaspillages bureaucratiques et dérives fiscalistes.
Le tout se fait alors que tous les experts s’accordent à affirmer qu’une main ne peut applaudir seule! Dit autrement, en Tunisie, l’acharnement monétariste du FMI ne peut donner ses résultats que si des mesures fiscales sérieuses sont mises de l’avant pour dégraisser l’État de ses sureffectifs et de ses modes gouvernance surannés et hérités du modèle français des années 1960.
Le FMI doit s’en sortir de son paradigme monétariste pur et dur, pour permettre à la Tunisie de profiter des politiques non-conventionnelles, au même titre que plusieurs pays occidentaux. Le FMI doit renouveler ses appuis et modalités de soutien à la Tunisie. Aujourd’hui, le FMI est très mal conseillé par ses interlocuteurs et répondants privilégiés au sein de l’État tunisien (à Kasbah), et cela ne doit pas continuer.
Le Budget 2020 devrait incarner la bonne gouvernance et dire la vérité aux Tunisiens et Tunisiennes, pour annoncer immédiatement une sérieuse attrition des effectifs de l’État (redéploiement et non-remplacement de 200.000 fonctionnaires), pour réduire d’un tiers la pression fiscale (estimée actuellement à 23%) et pour imposer davantage les secteurs rentiers, dont les banques qui réalisent des taux de rendement de 6 à 8% sans courir aucun risque concurrentiel.
Le Budget 2020 devrait constituer la rampe de relance de l’économie tunisienne, après 8 ans de marasme et de paupérisation accélérée dans les différentes contrées du pays. C’est une opportunité pour innover, pour repenser les paradigmes de gouvernance de l’État en Tunisie.
Ce budget devrait trouver les moyens et les incitatifs pour rétablir la confiance, fouetter les initiatives et remettre le pays au travail. Mais cela doit se faire en évitant la duplication des structures organisationnelles, en réduisant la taille de l’État, en exigeant plus de performance d’une bureaucratie pléthorique, très infectée par la corruption et les malversations.
* Universitaires au Canada.
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