Près de soixante ans après la fin des combats, la guerre d’Algérie continue à hanter la mémoire française pour des raisons éthiques, mais aussi parce l’indépendance est restée en travers de la gorge de ceux qui avaient joué leur sort aux dès en misant sur leur attachement viscéral à «l’Algérie française».
Par Hassen Zenati
Le président français Emmanuel Macron a jeté une poignée d’huile sur des braises en relançant le débat récurrent sur les atrocités coloniales durant la Guerre d’Algérie, qu’il veut traiter, au plan mémoriel, comme son prédécesseur Jacques Chirac avait traité la rafle du Vélodrome d’Hiver (Vel d’Hiv), le 12 juillet 1942, à Paris, un épisode français de l’Holocauste, le génocide commis par l’Allemagne nazie contre les juifs, durant la seconde guerre mondiale.
Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac avait en effet reconnu solennellement la responsabilité de la France dans la déportation de juifs français et étrangers résidant en France. «Ces heures noires souillent à jamais notre Histoire et sont une injure à notre passé et à nos traditions. La France, patrie des lumières et des droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français», avait-il proclamé.
Jusque-là, du général Charles de Gaulle à François Mitterrand, la doxa officielle était que la République française ne pouvait pas être tenue pour responsable de ce qui avait été accompli par l’Etat français institué par le Maréchal Philippe Pétain, sur les décombres de la République, après la défaite de 1940 contre les armées nazies. «Je ne ferai pas d’excuses au nom de la France. La République n’a rien à voir avec ça. J’estime que la France n’est pas responsable», avait ainsi affirmé l’ancien président socialiste en 1994.
Macron cherche à enjamber le conflit mémoriel
Emmanuel Macron, Né en 1977, qui appartient à une génération qui n’a connu ni la seconde guerre mondiale (1940-45), ni la guerre d’Algérie (1954-62), affiche depuis son accession au pouvoir sa volonté d’enjamber le conflit mémoriel qui oppose la France à l’Algérie. «Je suis très lucide sur les défis que j’ai devant moi d’un point de vue mémoriel et qui sont politiques. La guerre d’Algérie, sans doute, est le plus dramatique d’entre eux», a-t-il affirmé, vendredi dernier, 24 décembre 2020, à des journalistes qui l’accompagnaient dans son voyage en Israël.
Longtemps occultée, la Guerre d’Algérie n’était désigné pendant des décennies, dans la langue de bois officielle, que sous le qualificatif d’«événements d’Algérie», partant de la fiction que l’Algérie étant une «terre française» depuis plus d’un siècle, il ne pouvait y avoir de guerre déclarée par l’Etat français sur son propre territoire, mais seulement des opérations de maintien de l’ordre. La torture infligée aux combattants algériens de la libération, notamment pendant la Bataille d’Alger (1957), dénoncée et condamnée dès sa mise en œuvre par des intellectuels de gauche comme de droite en France, a subi elle aussi un long déni officiel. Ce n’est qu’en novembre 2000, que le général Aussaresses, un pied déjà dans la tombe, peut-être pour soulager enfin sa conscience, reconnaissait, sans formuler «aucun regret», avoir exercé la torture, sous l’autorité du général Massu, en pleine connaissance des autorités civiles d’Alger.
Macron honore la mémoire du supplicié Maurice Audin
Le cas de Maurice Audin, jeune doctorant en mathématiques de l’Université d’Alger, natif de Béja, en Tunisie, est emblématique. Sympathisant actif du Front de libération nationale (FLN), il avait été arrêté de nuit en juin 1957, à son domicile au centre d’Alger, en présence de son épouse et de ses jeunes enfants. Il a disparu sans jamais donner de nouvelles. Il a fallu attendre les aveux du général Aussaresses en 2001, pour apprendre qu’il avait été exécuté après avoir été torturé, alors que la version officielle était qu’il s’était évadé pendant son transfert et que les autorités ne savaient rien de ce qui lui était advenu. Emmanuel Macron décidera des années plus tard, en septembre 2018, qu’il s’agissait d’un «crime d’Etat», et d’honorer la mémoire du supplicié, en se rendant auprès de son épouse. Celle-ci quittera la vie quelques mois après, en janvier 2019, à l’issue d’un combat épuisant pour la vérité de soixante un ans. Une place du centre d’Alger est baptisée depuis l’indépendance du nom de Maurice Audin, en reconnaissance de son sacrifice.
En revanche, Larbi Ben M’Hidi, un des neuf «historiques», qui avaient déclenché la guerre de libération, est toujours considéré officiellement en France comme s’étant donné la mort par suicide, malgré la reconnaissance par les généraux Aussaresses et Bigeard, deux acteurs principaux de la Bataille d’Alger, qu’il avait bien été «suicidé» par pendaison en mars 1957, sur ordre militaire, après avoir refusé de parler sous la torture. Sa sœur Drifa Ben M’Hidi a écrit en vain à Emmanuel Macron pour lui demander de reconnaître ce crime d’Etat, en faisant preuve du même courage que pour Maurice Audin. Il en est de même de l’avocat Ali Boumendjel, dont l’exécution sous la torture a été également maquillée en «suicide», sans parler de la multitude de militants envoyés à la «corvée de bois», un euphémisme qui cachait sous le pouvoir militaire les exécutions extra-judiciaires.
Les tergiversations des responsables français
Lorsque Jacques Chirac fit un premier pas timide vers la condamnation du colonialisme en affirmant en octobre 2001, que les conquérants et les colonisateurs «cherchaient à imposer par la force — force des armes ou pressions de toutes natures — en parfaite bonne conscience, des croyances et des systèmes de pensée étrangers aux peuples colonisés», son discours fut accueilli par un tollé général des ultras, nostalgiques de l’Empire. Il fut obligé à rétropédaler en promulguant, en 2005, une loi vantant les «bienfaits» de la colonisation, ce qui ne fut pas non plus du goût des anticolonialistes viscéraux.
Emmanuel Macron tenta d’approcher la question sans détours, peu avant son élection, en qualifiant la colonisation d’«acte de barbarie», qu’il a «toujours condamné», dit-il, et «un crime contre l’humanité». Il fut à son tour obligé de revenir en arrière, à nouveau sous la pression des ultras aux aguets, et de nuancer ses propos : «En Algérie, il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie», s’est-il repris. Sans apaiser ses contradicteurs, ni même les décrisper, tout en estimant cependant les avoir ainsi «ramené dans une capacité à dialoguer».
La polémique est repartie de plus belle, la semaine dernière, lorsque, risque calculé ou pas de clerc, soucieux de «revisiter la mémoire» de la Guerre d’Algérie, il a fait un rapprochement entre celle-ci et la Shoah, en mettant ses pas dans ceux de Jacques Chirac. Au terme d’un travail mémoriel qu’il entend entreprendre, le sujet de la Guerre d’Algérie aura, selon lui, «à peu près le même statut que celui qu’avait la Shoah pour Chirac en 1995». Il a été immédiatement harponné par l’essayiste et historien Jean Sévillia, auteur du livre : ‘‘Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie’’, dans lequel il dénonce «les travers de l’historiquement correct», farouchement attaché aux «racines chrétiennes de la France», versant tantôt dans l’islamophobie, qui a estimé que «le simple énoncé de cette idée est obscène». D’autre que lui, surtout à droite de l’échiquier politique, comme Marine Le Pen, présidente du Rassemblement Nationale, ou Bruno Retailleau, chef de file de Les Républicains, ont utilisé la même épithète. «Il est quand même effarant d’entendre le chef de l’État évoquer sur le mode improvisé des événements historiques majeurs et aussi lourds dans la mémoire nationale que la Shoah ou la Guerre d’Algérie en utilisant des expressions qui sont de la nitroglycérine politique, mais en donnant l’impression qu’il n’a pas envisagé ou mesuré leurs conséquences», a affirmé Jean Sévillia dans un entretien au ‘‘Figaro’’, proche des Pieds-Noirs et traditionnellement hostile à tout rapprochement des mémoires sur la guerre d’Algérie, de crainte de déboucher sur une repentance.
La rente mémorielle des lobbys politiques
«Affirmer que la guerre d’Algérie pourrait avoir ‘‘à peu près le même statut que celui qu’avait la Shoah pour Chirac en 1995’’ semble annoncer une reconnaissance de culpabilité de la France dans la guerre d’Algérie, ce à quoi se sont opposés tous les présidents qui ont précédé Emmanuel Macron, quoi qu’on en pense», a dit aussi l’historien, considérant que «c’est de la folie sur tous les plans : historique, politique et diplomatique».
Pour Jean Sévillia, il n’est pas question que ce rapprochement conduise à faire perdre à la Shoah sa «singularité» face à un conflit, la Guerre d’Algérie, qui apparaît somme toute mineur à ses yeux. Déjà, les défenseurs de la «singularité» de la Shoah s’étaient indignés lorsque le Parlement français avait reconnu le «génocide» arménien de 1915.
Dans ces batailles à contre-courant, l’historien Benjamin Stora voit un «jeu des lobbys politiques qui en ont fait une rente mémorielle». Déplorant l’absence de procès du fait des amnisties successive en faveur des principaux acteurs de la guerre algérienne, il plaide pour une «réconciliation des mémoires», ce qui, selon lui, «n’est pas qu’un enjeu mémoriel, mais une nécessité historique». Mais, selon les sondages, les Français restent en grande majorité hostiles à un acte de repentance officiel sur la guerre d’Algérie.
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