C’est une question que nous sommes légitimement en droit de nous poser à la lumière du traitement peu glorieux réservé aux Tunisiens résidents à l’étranger, aux immigrés, aux émigrés et aux réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie de la part des précédents gouvernements.
Par Tarek Ben Hiba
Dans l’attente de la proposition imminente d’un nouveau gouvernement, j’en veux pour preuve l’absence extraordinaire des mots comme «migration, migrants, politique migratoire» du projet de contrat gouvernemental du 28 octobre 2019 proposé par le parti Ennahdha en prévision de la constitution de l’ex-gouvernement de Habib Jemli.
Moins grave de conséquence mais tout aussi symptomatique, Madame la très sérieuse et compétente secrétaire d’État aux Transports a publié un post où elle exprime sa vision d’un nouveau gouvernement, vision nouvelle et courageuse, mais hélas tout comme l’écrasante majorité des responsables politiques et les hauts fonctionnaires, qui oublient toujours les migrants et les Tunisiens résidents à l’étranger (TRE).
La Tunisie n’a pas de politique officielle de migration
On ne s’en rappelle que durant l’été avec annonces et rencontres laissant penser que «mouatinina bel kharej» font l’objet de plein d’attention mais ce n’est malheureusement pas le cas. Tout le monde sait que les résultats des forums estivaux des immigrés, exercices immuables depuis l’époque de Bourguiba, toujours préparés par les responsables, jamais par les associations, alors que la démocratie participative prévue par la constitution se développe dans le pays, restent sans suites. C’est comme si les propos semblent être écrits sur des poissons nageant dans la mer !, comme dit le proverbe.
Faut-il aussi rappeler l’excellent travail de l’ancien secrétaire d’Etat à l’Emigration, Belgacem Sabri, qui a favorisé l’élaboration d’un document important intitulé «Stratégie nationale migratoire», fruit des efforts de plusieurs hauts fonctionnaires avec la participation de quelques associations. Ce document est riche et embrasse toute la complexité du phénomène migratoire et de ses conséquences, il est bâti sur une notion fondamentale, la question du droit, celui des migrants, question ô combien absente sous le règne des deux régimes d’avant la révolution. Mais ce texte «stratégique» dort sagement dans un tiroir de la présidence du gouvernement. Oui la Tunisie n’a pas de politique officielle de migration.
Que fait-on pour mettre en place une politique publique résolue d’inversion de la fuite des cerveaux qui ont dépassé les 110.000 et impactent gravement la situation sociale et économique du pays ? Rien ou pas grand-chose.
Qui se charge d’organiser rapidement des discussions avec les principaux pays d’accueil et l’Union Européenne sur la question de la fuite des cerveaux ?
Qui se charge de l’adoption d’un plan d’action basé sur l’analyse des résultats d’une enquête scientifiquement partagée par tous pour mettre place l’inversion de la fuite des cerveaux tunisiens dans le respect des droits des Tunisiens à la libre circulation. ?
Que fait-on pour résoudre la question cruciale de l’apprentissage de la langue arabe par les enfants et jeunes tunisiens résidents à l’étranger : quel bilan a donc été fait de l’intervention de l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE) en la matière ? Tous les connaisseurs savent que cette méthode est inefficace et que si l’apprentissage d’une langue maternelle est un droit, il est du devoir du pays de résidence de mettre en pratique. C’est une question urgente pour combattre les «Daechiens» et leurs complices, qui, sous couvert des salles d’apprentissage de l’arabe, répandent en toute impunité leurs poisons mortels. Les petits Tunisiens de France, comme leurs camarades d’écoles petits Corses, Bretons ou Occitans, ont le droit d’apprendre leur langue dans les écoles publiques de la République d’accueil et il n’y a pas de solutions de rechange.
Les TRE sont des citoyens tunisiens à part entière
Après les dures décennies du parti unique et leurs cortèges d’amicales qui étaient en fait inamicales dont le rôle était le flicage, le contrôle, la délation, les cellules et les «rencontres annuelles» du mois d’août qui n’aboutissaient à rien, les TRE sont en droit d’aspirer à un changement réel 10 ans après la révolution.
Avant les compétences, les investissements, la fiscalité, la douane et le nombre de voitures défiscalisées, les TRE aspirent à être reconnus pour ce qu’ils sont : des citoyens tunisiens à part entière qui souhaitent que leurs enfants restent tunisiens.
Grâce à la révolution et à la nouvelle constitution, les TRE ont obtenu des droits très chers, n’en déplaise aux esprits chagrins, celui d’abord contenu dans l’article 25 de la constitution : «Aucun citoyen ne peut être déchu de la nationalité tunisienne, ni être exilé ou extradé, ni empêché de revenir dans son pays.» Ils ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité aux élections parlementaires et de vote et d’éligibilité aux élections présidentielles sous conditions pour les binationaux. La question du coût de la participation des TRE aux élections soulevée par certains peut être résolue en instaurant le vote par correspondance ou par internet, le vote par procuration étant interdit par la constitution. Mais quel ministre, quelle administration a trouvé le temps et l’intérêt à faire une proposition de loi dans ce sens ? Manifestement aucune.
Il reste des d’efforts pour parfaire les conditions d’exercice de la pleine citoyenneté des TRE. Ainsi nous savons tous que les TRE peuvent être des acteurs de poids pour le développement local et régional. Ils sont liés à leurs villes et régions d’origines et se demandent comment aider. Ils peuvent être un vecteur de facilitation et de consolidation de la coopération décentralisée à travers leurs associations dans les pays de résidences et d’origines.
Grâce à une campagne d’explication et de persuasion de certaines associations, les députés ont voté le code des collectivités locales, le 27 avril 2018. Il prévoit pour les municipalités et les régions dans 3 articles (243, 297 et 321) la mise en œuvre de programmes et plans pour l’émigration, les TRE et les émigrés. Deux articles sont inclus dans les compétences partagés avec le pouvoir central. Mais aucune administration centrale n’a inclus dans ses prérogatives ces éléments vitaux pour le développement.
La question des migrations est devenue cruciale en Tunisie à l’heure de la mondialisation. Les droits des étrangers et des migrants sont des révélateurs de tous les projets de société, les questions des migrations sont comme celles du commerce international ou du réchauffement climatique : un enjeu transnational. Selon le ministère des Affaires étrangères, le nombre global de Tunisiens à l’étranger s’élève à plus de 1.400.000 (les sources varient et leur apport en devise avoisine les 5% du PIB sans compter le change informel, et ce malgré l’absence, contrairement à nos voisins Marocains, d’un réseau bancaire tunisien à l’étranger ou tout simplement un «Moneygram» tunisien ou maghrébin !
Au-delà des chiffres qui parlent d’eux-mêmes, les TRE sont le véritable lien puissant et vivant entre les deux rives de la Méditerranée, ils ne sont pas simplement des compétences, des financeurs potentiels ou des diplomates bénévoles. Leur présence en Europe est un véritable enjeu civilisationnel dont il faut se saisir : celui d’un projet de création d’un espace euro-méditerranéen, voisin, ouvert, laissant entrevoir des rapprochements inédits pacifiques que pourront parachever nos enfants.
Pour un ministère des Migrations et des Tunisiens résidents à l’étranger
Afin que les TRE ne se sentent plus oubliés de la république le gouvernement devrait faire de la réforme des politiques migratoires basée sur la citoyenneté et le droit un chantier prioritaire. Il devrait regrouper ses moyens divisés entre le ministère des Affaires étrangères et celui des Affaires sociales dans un seul et unique ministère de plein pouvoir rompant ainsi avec cette schizophrénie incompréhensible.
Le bilan, depuis la révolution, des gouvernements précédents sur la question des migrations et des TRE n’est pas positif (pas de stratégie nationale migratoire officielle adoptée par le gouvernement; persistance des phénomènes de «harga» avec ses drames; explosion de «la fuite des cerveaux»; pas de politique culturelle à l’étranger; pas de législation en matières de réfugiés et de droits d’asile; pas de réformes des lois en matière de migrations; pas de négociation et de renégociation des conventions en matières de séjour et de couverture santé et sociale, bilan des politiques de visas défavorables; pas d’amélioration de l’apports des TRE en matière de développement; division et doublon de l’administration par l’existence du ministère des Affaires sociale et du ministre chargé de l’Emigration et des TRE.
L’expérience du rattachement des questions migratoires avec le ministère des Affaires sociales n’est plus pertinente, c’est un héritage du passé du temps de l’ancien pouvoir qui cherchait avant tout à contrôler l’émigration; ce rattachement ne répond plus aux mutations sociologiques des migrations et par la nécessité prise en charge des problèmes des migrants (des dizaines de milliers) et réfugiés en Tunisie.
Mais les problèmes que connaissent les migrants ne sont pas résolus car il n’y pas de politique migratoire à proprement parlé. On a pu constater des annonces concernant les compétences, mais il s’agit de mesures passives, des politiques d’opportunités de laisser faire. Il n’y a pas de politique migratoire : ainsi, le document intitulé : stratégie nationale migratoire élaboré par le gouvernement en juillet 2017, qui est un bon document, attend toujours (2 ans et demi) d’être officiellement adopté et publié sous forme de décret.
L’importance et la complexification des questions soulevées par les migrants et les migrations nous amènent à proposer la mise en place d’un seul lieu de commandement en matière de migration pour élaborer et mettre en place (enfin) une stratégie cohérente et conforme aux intérêts du pays. Il faut donc rassembler tous les moyens dispersés de l’Etat en un seul ministère (rattaché au président du conseil à défaut d’être autonome) pour pouvoir être efficace et répondre rapidement (comme le Canada connu pour sa bonne politique migratoire). Seul un ministère appuyé (et rattaché au chef du gouvernement dans l’hypothèse resserré) pourra mener les réformes nécessaires. Ce serait le ministère des Migrations et des Tunisiens résidents à l’étranger.
La Tunisie est devenue aussi un pays d’immigration et de transit
La clef de voûte des questions migratoires reste la question du droit et de l’engagement de l’Etat à faire appliquer et respecter le droit des migrants dans tous les domaines. L’urgence est donc de ratifier la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille approuvée le 18 décembre 1990 par l’Assemblée générale des Nations Unies.
Notre pays a changé de statut migratoire, tout en restant un pays d’émigration, il est aussi devenu un pays d’immigration et de transit. La présence dans notre pays de dizaines de milliers de migrants (étudiants ou travailleurs) en majorité de l’Afrique subsaharienne ne disposant pas de droits élémentaires au séjour, à la couverture sociale et la santé nous amène à proposer la prise en charge de cette question par ce nouveau ministère.
Le ministère aura en charge la gestion de toutes les catégories de migrants : cadres, travailleurs étudiants, artistes ; il devra s’occuper de chaque catégorie. Pour ce faire, il devra rassembler toutes les directions ayant en charge les migrants et les migrations (Office des Tunisiens à l’étranger, OTE, Observatoire national des migrations, ONM, la direction générale de la coopération internationale en matière de migrations, DGCIM, direction générale de la planification et du suivi dans le domaine de la migration, l’Agence tunisienne de coopération technique, ATCT).
Les directions seront impliquées dans un bilan approfondi et elles adopteront les réformes essentielles. Par ailleurs, nous proposons de créer 3 nouvelles directions : un office national pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, une direction chargée des conventions et traités bilatéraux ou multilatéraux et une direction chargée du retour des cadres en Tunisie.
Dans le cadre d’une véritable démocratie participative, le nouveau ministère devra valoriser le rôle important des associations de migrants, les aider matériellement, leur donner des espaces dans les maisons de Tunisie, leur offrir une meilleure place et visibilité pour en faire par exemple les acteurs des rencontres annuelles en lieu et place de l’administration, de revoir la composition et les modalités du Conseil national pour les Tunisiens résidents à l’étranger (prérogatives exorbitantes du directeur, tirage au sort opaque et problématique et répartition par pays injuste et non conforme à la réalité).
Les 14 premières mesures à prendre d’urgence sont les suivantes :
- réformer l’apprentissage de la langue arabe en négociant (avec l’aide des pays maghrébins et arabophones) l’intégration dans les programmes scolaires publics dès le primaire;
- faire le point sur toutes les conventions bilatérales et européennes en matière de migrations, de droit au séjour, de visas et de circulations, et préparer une renégociation en conformité avec les intérêts du pays;
- créer une mission de préfiguration pour transformer le bâtiment de la rue Botzaris à Paris en un équipement pour la promotion de la culture et la création tunisiennes;
- inverser «la fuite des cerveaux» par la mise en place d’une politique claire répondant précisément aux demandes des cadres tunisiens immigrés à l’étranger;
- redonner des droits aux migrants présents en Tunisie par une grande opération de régularisation, l’amnistie des amandes et la refonte de la législation de séjour en Tunisie (du 21 juin 1968, du 14 mai 1975, du 2 novembre 1998, du 3 février 2004 et du 18 février 2008) et régler la situation illégale des centres de rétention des migrants en Tunisie;
- faire voter une loi pour les droits des réfugiés et demandeurs d’asile, conforme aux conventions internationales des droits humains et incluant leurs droits au logement, au travail, au soin, à l’éducation et à la culture;
- redynamiser la commission nationale indépendante d’enquête sur les migrants tunisiens disparus en mer et en Italie;
- proposer aux pays d’accueil des accords de retour consentis des «harragas» en contrepartie de formations professionnelles intensives;
- attribuer de façon équitable la bourse d’étude (sur les seuls critères sociaux et de compétences) avec l’accès au logement étudiant dans la Maison de Tunisie à Paris;
- nommer des attachés culturels;
- améliorer l’accueil et la qualité des services rendus dans les consulats et créer des permanences juridiques avec un focus sur les retraités;
- changer les dispositions qui régissent le FCR et les exonérations douanières en concertation avec les associations;
- créer de nouvelles dessertes maritimes et aériennes et garantir des prix décents pour les billets d’avion et de bateau avec l’aide à la création d’une agence de voyage solidaire à caractère coopératif ou associatif;
- proposer l’introduction du vote par correspondance et par internet pour les circonscriptions de l’étranger pour réduire l’abstention et le coût des élections à l’étranger.
* Militant de la société civile.
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