Coup de chaud sur les bourses. Coup de froid sur le pétrole. C’est la douche écossaise pour les Etats et les milieux d’affaires internationaux. La crise du coronavirus aura servi de révélateur aux limites du libéralisme effréné, mais le branle-bas de combat jurant avec la doxa néolibérale n’écartera pas la récession mondiale.
Par Hassen Zenati
Le président français Emmanuel Macron a tiré le premier. Prenant acte des dégâts majeurs du «lundi noir» des bourses en folie et de la chute libre des prix de pétrole, il a lancé au monde et à l’Europe en particulier une sorte de défi : «Il faut faire face coûte que coûte» à la crise économique qui se profile. «Coûte que coûte» : il l’a répété à trois reprises, en détachant les syllabes, dans une intervention solennelle, qu’il a voulue empreinte de gravité, ce qui n’a échappé à personne.
Au détour d’un paragraphe, il a même ponctué son propos de deux propositions iconoclastes par rapport aux thèses dominantes des «reaganomics» mises en application dès son élection en 1980 par Ronald Reagan aux Etats-Unis, suivi par Margareth Thatcher en Grande-Bretagne, devenant dans leur sillage la doxa officielle à l’échelle internationale, après avoir essaimé à travers le monde.
Les «reaganomics» étaient fondées sur le contrôle de la monnaie pour réduire l’inflation, des coupes claires dans les dépenses publiques (hormis les dépenses militaires) et une réduction massive des impôts et des charges au bénéfice des entreprises. Elles sonnaient le tocsin de l’Etat-providence sur lequel le monde vivait depuis la fin de deuxième guerre mondiale.
Les lois du marché bousculées par un virus
Plus de quarante ans après ce coup de boutoir, qui se voulait mortel, Emmanuel Macron vient de le réhabiliter sans tapage excessif, mais avec une certaine gravité. Le coronavirus est passé par là.
«Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite, sans condition de revenus, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché», a-t-il dit dans son intervention, qui devrait marquer, semble-t-il, un tournant dans sa politique économique. Il a aussi, sans trop s’attarder, cependant, parlé de «ruptures» à attendre dans la conduite des affaires économiques du pays.
La première de ces ruptures est de se libérer définitivement du carcan des fameux 3% de déficit budgétaire, ainsi que du ratio de 60% dette/PIB que les Etats de l’Union Européenne (UE) doivent observer en toutes circonstances, mais qu’ils ne sont qu’une minorité à respecter.
Parmi les dispositions prévues par Paris pour soutenir la croissance flageolante, une aide massive de soutien aux salariés contraints au chômage partiel (technique), un soutien au travail à distance, le télétravail, le rééchelonnement des dettes fiscales et sociales des entreprises, voir leur annulation pure et simple, pour prévenir une hécatombe dans leur rang.
Libéral pur jus, le ministre de l’Economie et des finances, Bruno Le Maire, qui tient les cordons de la bourse, renchérit sans s’alarmer outre-mesure. «Ces mesures coûteront des dizaines de milliards d’euros», dit-il calmement, lui qui en 2017, dans la ligne d’Emmanuel Macron, jugeait que la France était «droguée à la dépense publique».
Ce changement de pied est interprété à gauche comme à un retour bienvenu au keynésianisme abhorré depuis quelques décennies, considéré comme dépassé. Le changement de ton est radical, en attendant un changement effectif de politique économique, estime Christophe Ramaux, chercheur à l’université Paris-I, membre du think-tank des Économistes atterrés. Il se félicite de ce qu’Emmanuel Macron fasse l’éloge de l’État-providence, des services publics, mais attend pour juger de savoir quelle va être l’ampleur et la profondeur du changement de cap.
Chercheuse de l’Institut du Développement, Fabienne Orsi, «ose espérer que le discours d’Emmanuel Macron n’est pas purement démagogique». Elle en «attend des mesures concrètes, comme la hausse des salaires des soignants et des recrutements massifs pour les hôpitaux». Ces derniers observent depuis plus d’une année dans l’indifférence générale des autorités publiques, une sorte grève du zèle en réclamant en vain plus de personnels et plus de moyens notamment pour les urgences.
Les ultralibéraux dans leurs petits souliers
Le patronat ne s’y est pas trompé. Il a réagi avec agacement et multiplié les contre-feux. L’un des ses économistes les plus en vue, Emmanuel Jessua, directeur des études à l’institut de recherches Rexecode, appelle à la prudence. «Ce qui est annoncé, ce sont des mesures exceptionnelles dans des circonstances exceptionnelles. Ce n’est pas un changement de paradigme, estime-t-il. On a un choc très important, avec un risque de récession qui nécessite des mesures d’urgence. Mais ces mesures n’ont pas vocation à être pérennes.» Une fois la crise passée, il faudra revenir à une politique plus stricte, conforme à la doxa néolibérale et resserrer les boulons budgétaires, prévient-il.
En échos aux propos d’Emmanuel Macron, la chancelière allemande Angela Merkel, qui s’en tenait jusque-là mordicus à la stricte orthodoxie budgétaire, marque de fabrique de la politique économique allemande, a jeté du lest, suffisamment, selon le uns, très peu, selon d’autres, laissant entendre qu’elle pourrait ouvrir plus largement les vannes elle aussi en mettant une partie de ses énormes excédents budgétaires à la disposition de ses partenaire européens.
L’Italie, l’économie malade de l’Europe, pour par part, n’a attendu ni Macron ni Merkel pour s’affranchir des règles européennes. Elle a immédiatement dégagé 25 milliards d’euros de soutien à l’économie et s’est imposé un traitement «à la chinoise» pour tenter de stopper l’épidémie. Tous les autres pays européens ont mobilisé les cagnottes à leur disposition pour aider leurs entreprises et demandé à leurs banques d’ouvrir le plus largement possible les vannes du crédit.
Une longue «pause» forcée pour les économies du monde
Car, au delà des propos lénifiants et des jeux de rôles entre partenaires sociaux dans chaque pays, c’est la croissance européenne et mondiale qui est en jeu. Appréhendant l’avenir immédiat, de nombreux économistes libéraux, malgré leurs réticences anciennes, estiment désormais «tout à fait légitime de mettre le monde en récession pendant quelque temps» pour limiter au maximum l’épidémie de coronavirus.
Nicolas Bouzou, proche des cercles macroniens, qualifie les dépenses colossales qu’implique la lutte contre cette épidémie «d’investissements justifiés». «On a la récession. On ne va pas se mentir. Il y a des mesures très puissantes qui sont prises en ce moment, mais la récession on l’aura, et elle est justifiée», martèle-t-il avec un penchant vers le paradoxe. Même avec autant de moyens, il n’attend pas de reprise avant septembre, lorsque les entreprises auront retrouvé un niveau d’activité plus soutenu, et que les salariés seront revenus au travail après une longue «pause» forcée pour prévenir le virus ravageur, après s’être assurés qu’il n’y aura pas de nouvelles contaminations en vue.
On en est loin. Depuis quelques semaines, l’économie mondiale est grippée : production, transport, services tout est en panne, sinon totalement du moins partiellement, avec des taux d’arrêt de l’activité touchant souvent 60%. L’arrêt des chaînes de valeur établies laborieusement depuis une trentaine d’année en Chine, devenue «l’atelier du monde» a entraîné par ricochet l’arrêt ou le ralentissement de chaînes de production en Europe et en Amérique, avec des conséquences inévitables sur l’emploi, l’investissement, le pouvoir d’achat. S’y ajoutent sur le plan intérieur les restrictions au déplacement, la fermeture des restaurants, des cafés, des cinémas, des théâtres, l’annulation de tous les autres spectacles et le report des sorties touristiques.
Au total, ce sont les trois «moteurs» de l’économie : investissements, consommation, exportation qui souffrent. Le virus rebelle, sans vaccin ni remède connus pour l’instant, impose aux économies du monde une guerre sans précédent, disent les experts. L’explosion de la dette publique et du budget auront «un coût moins important, à terme, que l’inaction», ajoutent-ils.
Une économie mondiale sur une poudrière
La «guerre des prix» du pétrole entre la Russie et l’Arabie Saoudite, sous l’arbitrage discret des Etats-Unis, n’a fait qu’assombrir l’horizon d’une économie mondiale vivant depuis plusieurs années sur une poudrière, du fait des bulles financières successives et des conflits géopolitiques à répétition. Le brut a connu une semaine noire début mars, plongeant à plus de 25%, avant de se reprendre en fin de semaine. Il aura perdu au total 20% au moins face à une demande atone que la récession mondiale n’est pas près de tirer vers le haut.
En outre, les opérateurs de marché ne voient, toujours se rapprocher de la table de négociation les deux principaux protagonistes, Riyad et Moscou, de cette «guerre des prix» inédites aux objectifs divergents. Washington est menacée elle même de basculer en récession, après avoir arboré depuis deux ans les meilleurs taux de croissance et les meilleurs taux d’emploi depuis des décennies, malgré les baisses de taux arrachées par l’exécutif à la Réserve fédérale et les mesures de relance décidées par Donald Trump en faveur des entreprises.
Du succès de ces mesures dépendra en effet sa réélection en nombre prochain pour un nouveau mandat présidentiel. Parti pour être élu dans un fauteuil il y a trois mois, il doit désormais ramer dur s’il veut atteindre le rivage.
Donnez votre avis