Dès le début de l’épidémie du coronavirus, la Tunisie s’est volontairement installée dans la crise bien avant pas mal de pays qui sont pionniers en matière de scénarisation, de gestion et de communication de crise. Mais pourquoi faire aussi vite? Est-ce la peur, la stratégie ou la sagesse? Tous les mobiles semblent défendables du moment que l’objectif ultime est de converser les ressources du pays. Par contre le comment faire pose des questions.
Par Mokhtar Chouari *
Certes le fait d’anticiper le danger nous oblige à sacrifier notre quotidien et notre confort de façon frustrante mais cette anticipation aura servi à faire gagner à la Tunisie quelques jours en matière de sensibilisation et de mobilisation.
Il est clair que depuis 2011, les médias se bousculaient à produire des contenus autour de quatre thèmes majeurs : politique, pauvreté, scandales et divertissement et du coup la sensibilisation se trouve loin de faire le buzz.
À ce jour, aucun média, surtout audio visuel n’a consacré 5 minutes de son prime time pour éclairer le Tunisien sur ses devoirs, obligations, droits et responsabilités de façon didactique. Donc le Tunisien est noyé dans un débat politique à s’arracher les cheveux, soit dans un cas de pauvreté à succomber en larmes, soit dans un scandale à ne concerner qu’une poignée de personnages sulfureux, soit dans une émission de divertissement de mauvais goût.
Regarder la télé pour la voir et non pas pour la croire
En chasseurs d’opportunités et pour renfoncer leur taux de pénétration et leur audimat, les médias audio visuels ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation. Ainsi les principaux plateaux ont rapidement muté d’un classique ring de politique boxing à des plateaux d’information et de communication sur la crise. Il est entendu que l’exagération reste le point commun entre les plateaux avant et après puisque la mise en quarantaine des chroniqueurs n’a pas été respectée.
Toutefois, nos chaînes télé ont eu le mérite de nous faire découvrir des compétences qui font la fierté de la Tunisie en temps normal et qui ont assumé la lourde tâche ces derniers jours d’informer et de rassurer les Tunisiens. C’est bien une lourde tâche pour des compétences formées en langue française de s’adresser à tous les Tunisiens avec un contenu à connotation scientifique sans faire usage d’aucun mot de français. De l’autre côté, animateurs et chroniqueurs semblent réserver les messages forts de leur intervention à la langue de Molière.
Au risque de l’épuisement, certains responsables parcourent les plateaux jour et nuit pour avertir, prévenir et rappeler les petits gestes qui pourraient sauver ou anéantir. Un message clair, humain et on le sent bien sincère mais qui peine encore à trouver écho chez la population. Faut-il rappeler que depuis des dizaines d’années le Tunisien «regarde la télé pour la voir et non pas la croire». Faut-il aussi souligner que le Tunisien effacé avant 2011 est aujourd’hui un être déçu en raison de ses propres choix d’élus.
Du coup serait-il permis de reprocher au Tunisien le «manque de civisme» ou l’inconscience? Une chose est sûre, jamais un cours d’éducation nationale n’a été développé pour apprendre au Tunisien à se conformer à quoi que ce soit à l’exception des diktats du régime en place. Rappelons que le Tunisien ne s’est pas toujours conformé à un signal routier, à une règle de bon voisinage, à un ordre de paiement. Tellement révolté ou blasé qu’il a fini par ne pas se conformer à ses propres convictions («tourisme» parlementaire), ses propres choix (à chaque élection, il met un autre bulletin dans les urnes).
De la «azma» à la «al-jaiha», le déplacement du sens
L’urgence l’ayant emporté en toute logique, les autorités suprêmes ont décidé d’intervenir non pas pour restructurer les médias ou reformer le système éducatif mais pour annoncer des décisions. C’est leur rôle, dites-vous. Deux interventions majeures, en horaire décalé, malgré l’urgence, qui en disent long sur le décalage entre le palais de la Kasbah, siège du gouvernement, et celui de Carthage, siège de la présidence de la république. Autant à la Kasbah on qualifie la fatalité de crise («azma») à Carthage la population a découvert un nouveau qualificatif : «al-jaiha». Serait-on face à deux crises différentes ou tout simplement à deux manières de nommer la même chose? Si l’on rajoute le palais du Bardo comme suite logique à ceux de la Kasbah et de Carthage, l’analyse des différentes interventions montre clairement que la question, par sa gravité, dépasse le niveau du style.
Mais pourquoi les différentes interventions des autorités suprêmes n’ont-t-elles pas trouvé l’écho recherché ? Pourquoi autant de décalage entre le message voulu et le message perçu? Manque-t-on de plumes pour ne pas réussir à faire comprendre au Tunisien ce que nous voulons exactement lui dire ? Là, il est possible d’avancer comme première hypothèse, le fait que le non verbal n’a pas suivi ou que les mots n’ont pas été bien choisis ou que l’horaire tardif choisi a réduit à néant la capacité d’assimilation d’une mémoire humaine affectée par une longue journée de travail, d’attente, de crainte et d’incertitude.
Associer le communication de crise à un lieu neutre et sobre
Pourtant la réponse existe non pas dans les protocoles de gestion de crise, mais bien avant, elle existe dans notre mémoire collective qui nous apprend que pour chaque situation ses dispositions («Likoulli makamin makal»). Les protocoles de la gestion de crise nous rappellent que pour chaque situation ses dispositions et son lieu. Une cellule de crise est, par définition, un lieu, des ressources humaines, du matériel et une fréquence de communication.
Du coup chaque communication sur la crise doit sortir du haut lieu où elle est gérée, suivant une fréquence établie. Le fait d’associer la communication à propos de la crise à son lieu, souvent neutre et sobre (cf. le Centre interfédéral de crise Belgique, là où est déployée la cellule de crise en fonction de la nature de la crise : terrorisme, pandémie ou autre) fait refléter le sérieux et la détermination qui caractérisent le traitement.
Faire voyager le Tunisien tous les jours entre quatre décors qui appartiennent facilement à quatre époques (ceux de la Kasbah, de Carthage, du Bardo et de Bab Saadoun, siège du ministère de la Santé) l’incite plutôt à rêver et non pas à croire ce qu’on lui dit.
Une crise, ça se gère donc dans un lieu spécifique, et c’est aux communicants de faire le déplacement pour communiquer depuis le lieu dédié et non pas l’inviter à découvrir de majestueux décors. Avec des médias accrédités sur place, on fera épargner du temps précieux à nos compétences qui font le tour des plateaux pour satisfaire les sollicitudes.
Le contexte impose une communication de proximité avec haut parleurs, affichage urbain et surtout une canalisation et un cadrage plus strict. Investissant les autres moyens de communication, même s’ils nous semblent dépassés, le Tunisien n’est pas tout le temps figé devant l’un des écrans; il est encore réceptif d’un discours de grand parent. Sauf qu’à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles et attitudes exceptionnelles. La Tunisie a tout le droit de s’attendre à une attitude exceptionnelle de la part de ses élus afin qu’elle puisse éviter le pire et pourquoi pas saisir la part d’opportunité que représente cette crise.
* Expert en diagnostic appliqué à la stratégie, diplômé en stratégie de communication des organisations.
Donnez votre avis