Covid-19 ou pas, il reste à savoir si la persévérance prévisible de l’Etat tunisien à approvisionner le marché cette année, en pleine pandémie pendant ramadan, relèvera de l’économie, de la finance, ou de la théologie. Religieux ou laïcs, il y a longtemps que nous ne formons plus qu’un pays de consommateurs frustrés et énervés… la tête vide et le ventre plein.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il s’agissait jusqu’à présent de vaincre le Covid-19 aux moindres coûts humains, et économiques. Maintenant une autre échéance se profile à l’horizon, celle du croissant de ramadan, de la soirée si attendue du 23 avril. Encore une variable que, dans une situation déjà fort complexe, on ne pourra déterminer qu’à posteriori.
En effet on ignore quel sera le comportement du citoyen tunisien durant le mois sacré, en période d’épidémie, pour peu qu’il ne se soit pas déjà révélé fort imprévisible sans la contrainte du jeûne en sus. Et quand on parle de comportement, c’est bien sûr en premier lieu par rapport à son mode de consommation, et son attitude par rapport à la distanciation sociale, que l’on se réfèrera.
En temps normal, le mois de ramadan est celui où l’augmentation de la consommation alimentaire est à la fois la plus marquée, et la plus soutenue. Et si on a toujours eu des chiffres précis sur les factures d’énergie, les taux d’endettement des ménages, et les charges financières assumées par les caisses de compensation, en revanche, on a toujours tout ignoré des surcroîts de dépenses que les exigences du consommateur en période de ramadan imposaient à la collectivité.
C’est que, aborder la question ayant souvent été épineuse, depuis l’époque du président Bourguiba, où la religion était couramment utilisée pour renforcer la légitimité de l’Etat, il est devenu simplement tabou de le faire depuis que le virus islamiste a conquis et les esprits et les votes d’un grand nombre de nos compatriotes.
Les réflexes pavloviens durant le mois sacré
Le résultat est que dans une situation d’endettement sans précédent des finances publiques depuis l’indépendance, l’Etat recourt sans rechigner aux importations de produits alimentaires pour calmer les réflexes pavloviens de ses citoyens durant le mois sacré, au moment même où il les soumet à des hausses non négligeables du prix de l’eau si nécessaire pour la propreté requise dans la lutte contre l’autre virus, le Sars Cov 2 plus connu sous le nom de Covid-19. Et à ce propos, nul n’aura omis de remarquer, la veille des mesures de confinement, la campagne massive et inattendue de coupures d’eau et de retrait des compteurs lancée par la Sonede, des domiciles de ses débiteurs.
Il y a donc des questions que l’on voudrait bien ne pas poser en ce moment par respect pour tous ceux que les efforts en faveur de leur pays placent au bord de la rupture physique et psychique, mais malheureusement ces questions là ne font que s’imposer d’elles mêmes, relativement à la politique de l’Etat autant face à l’épidémie, que face à la crise économique, et pourquoi ne pas le dire, les habitudes qui grèvent les finances publiques, et dont le contrôle pourrait diminuer les charges en faveur des secteurs actuellement prioritaires, tels ceux des hôpitaux et de l’hygiène publics.
C’est à bon escient que l’Etat, comme partout dans le monde, a imposé un ralentissement de l’activité économique, afin d’éviter l’hécatombe sans laquelle, aucune économie ne serait possible pendant plusieurs années.
À partir de 1348, la Ville de Barcelone avait subi une épidémie de peste et il lui avait fallu 250 années pour retrouver sa population initiale, l’Europe y avait sur 5 années perdu près de 30% de sa population; c’est dire combien au décours d’une épidémie les dégâts humains peuvent être graves et durables.
L’Histoire nous apprend que la principale implication économique des dépeuplements de masse et de l’insuffisance de l’offre par rapport à la demande qui en résulte, a toujours été le surenchérissement des prix des produits de consommation courante, en particulier les produits alimentaires.
Endettement, ralentissement économique et surconsommation
Au cours de l’actuelle épidémie Covid-19, malgré le ralentissement de l’activité économique imposé par les nécessités prophylactiques, il n’ y a pas eu de diminution de l’offre, parce que l’Etat a rectifié le tir en permettant aux producteurs agricoles et de viandes le ravitaillement des collectivités, et la demande s’est maintenue parce que les mesures d’ordre social ont pour le moment permis le maintien du pouvoir d’achat de la population.
Pourtant les tendances inflationnistes ont été, dès le début de la pandémie actuelle, présentes, avivées par la panique et les achats massifs de la population de produits alimentaires, et par les pratiques spéculatives d’un certain nombre de corporations commerciales. Mais prétendre que le recours à la planche à billets par l’Etat n’aggrave pas le phénomène inflationniste serait un euphémisme et on peut interpréter les importantes augmentations du prix de l’eau auxquelles le ministère de l’Agriculture vient de recourir comme en étant l’une des conséquences.
Au cours du mois de ramadan, la demande et les prix ont toujours eu tendance à l’accroissement, et ce fait est dû aux habitudes culinaires des citoyens, mais aussi aux puissantes incitations à la consommation auxquels ils sont soumis par le biais de la publicité, dans les chaînes de télévision. La différence avec les années précédentes, c’est que cette fois-ci, le mois du jeûne survient dans une société en état de siège, déjà soumise à une inflation non négligeable, pour d’autres raisons.
Il a fallu à l’Etat tunisien des efforts considérables pour convaincre ses citoyens de la nécessité d’abandonner des habitudes d’insouciance et le message n’a pas toujours été bien reçu, il s’en faut même de beaucoup. Il en faudrait d’autres pour qu’il renonce à faire bombance durant tout un mois. Mais, on vient d’en faire l’amère expérience, comme on ne peut jamais compter sur la bonne volonté du peuple afin qu’il se soumette aux nécessités du moment, il faudrait que l’Etat renonce à son recours habituel, au nom de la maîtrise des prix, à l’importation au nom de la régulation du marché. Et dans tout pays en guerre, et celle contre le Covid-19 en est bien une, la mesure la plus efficace pour réguler le marché a toujours été le rationnement, au moins de certaines denrées alimentaires. Il aurait l’avantage non seulement de diminuer les dépenses de l’Etat mais aussi, en privant l’individu de la possibilité de faire ripaille et de gaspiller comme il l’a toujours fait chaque année durant un mois, de lui faire comprendre que la seule possibilité pour lui de retourner à ses habitudes anciennes soit de sortir le plus rapidement de l’épidémie, et donc de se conformer le plus rigoureusement à ses contraintes.
Il reste que le rationnement s’est souvent accompagné partout où il a été institué du marché noir, c’est-à-dire d’un marché parallèle de caractère spéculatif synonyme de pénurie, mais faudrait-il craindre chez nous une économie informelle déjà constituée depuis des années qui couvre plus de 50% de l’activité économique totale, d’autant que cette mesure ne perdurerait que le temps du ramadan et celui qu’il faudrait pour vaincre l’épidémie?
L’alternative est bien évidemment que partout dans le pays les citoyens décident, comme l’avaient fait une nuit ceux du Bhar Lazreg il y a quelques jours, de sortir dans la rue ainsi qu’ils en ont toujours eu l’habitude les soirées du ramadan, en ignorant complètement le couvre-feu; la seule différence serait que cette fois ils soient bien repus.
La dispense du jeûne en période d’épidémie irait-elle de soi ?
Même si le nombre de patients atteints demeure remarquablement bas – un peu plus de 700 – grâce en grande partie aux mesures de confinement imposées par le ministère de la Santé, rien n’est jamais définitivement acquis, il demeure nécessaire d’envisager dès à présent l’inenvisageable.
Evidemment dans une société ayant de l’islam une interprétation autre que celle à laquelle certains de ses ténors autoproclamés nous ont toujours habitués sur les chaînes satellitaires, la dispense du jeûne en période de maladie irait de soi, ainsi que la tempérance dans la consommation, mais les versets coraniques traitant de ces sujets là sont généralement ignorés, ils ne suffisent pas à faire descendre les gens dans la rue pour manifester, ou remplir les urnes au cours des élections; plus que cela, ceux qui les évoquent ne sont souvent vus que comme des opportunistes qui essaient de profiter de la situation pour miner l’islam «véritable» au nom des nécessités économiques qui ont nom, lutte contre l’inflation, marché noir, épidémie, gaspillage.
On préfère donc garder en réserve, au fond de soi, «les autres versets» mobilisateurs, ceux qu’on croit être du mépris du couvre-feu, du confinement… ou de ceux qui meurent, à qui on refuse l’inhumation.
Il reste à savoir si la persévérance prévisible de l’Etat à approvisionner le marché cette année en pleine pandémie pendant ramadan relèvera de l’économie, de la finance, ou de la théologie. Religieux ou laïcs, il y a longtemps que nous ne formons plus qu’un pays de consommateurs frustrés et énervés. Rendons au moins hommage aux meilleurs d’entre nous, à tous ceux qui sont morts et qui continuent de mourir pour que nous vivions … la tête vide et le ventre plein.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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