Condamné dans un nouveau procès, mercredi 24 juin 2020, à 12 ans de prison, l’ancien Premier ministre algérien Ahmed Ouyahia aura connu dans son parcours politique atypique les lambris de la République avant les cellules humides de la prison centrale d’El Harrach.
Par Hassen Zenati
Les procès se suivent et se ressemblent pour l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia. Il a été condamné mercredi à 12 ans de prison par le tribunal de Sidi M’hammed (Alger), dans l’affaire dite «Sovac», dans laquelle il était cité en même temps que le PDG de cette société de montage de véhicules, Mourad Oulmi, qui a été condamné, lui, à 10 ans de prison ferme et 8 millions de dinars algériens (DA) d’amende, et son frère Kheider Oulmi, condamné à 7 ans. Un ancien ministre de l’Industrie Youcef Yousfi en a pris pour 3 ans, ainsi que le PDG d’une banque publique, le Crédit populaire d’Algérie (CPA), Omar Boudiab. Le tribunal a par ailleurs ordonné la saisie des biens des frères Oulmi et le paiement par leurs sociétés d’un dédommagement de 32 milliards DA au Trésor public.
Un modèle criminel dangereux
Les condamnés étaient poursuivis pour «blanchiment d’argent, transfert de biens issus de revenus criminels et usage de crédits financiers bancaires de façon contraire aux intérêts de la banque (CPA), octroi délibéré d’indus avantages, abus de fonction, corruption dans la conclusion de marchés publics et dilapidation de deniers publics» dans le cadre de la mise en place à Relizane d’une usine de montage de véhicules des marques du groupe allemand Volkswagen.
Plusieurs autres personnes impliquées, dont l’épouse de Mourad Oulmi, Fatiha Ould Moussa, et un ancien ministre de l’Industrie, Abdesselam Bouchaoureb, ont été condamnés à de lourdes peines de prison par défaut. Ils font l’objet d’un mandat d’arrêt international.
Dans son réquisitoire, le procureur général a souligné que «Mourad Oulmi et ses compères ont adopté un modèle criminel dangereux pour le transfert illicite des devises sous le couvert de l’investissement». Il les a accusés d’avoir «trahi la confiance que le peuple a placée en eux». «Ils connaissaient bien les difficultés de l’Algérie et la nécessité absolue d’aller vers une diversification économique. N’est-il pas criminel que de profiter d’une telle situation?», s’est-il demandé, en précisant qu’ils étaient «jugés pour des faits à caractère pénal» et non en raison des postes politiques qu’ils occupaient.
Les prévenus ont tous récusé ces accusations, en affirmant qu’ils n’avaient fait qu’appliquer la loi, décidée en Conseil des ministres, sous l’autorité du président déchu Abdelaziz Bouteflika. «Un ministre se doit d’appliquer la loi de la République», s’est exclamé un des avocats.
Le procès a été marqué par un tragique événement : la mort à la suite d’une fulgurante crise cardiaque du frère cadet et seul défenseur d’Ahmed Ouyahia, Laïfa Ouyahia. Quelques heures avant de succomber, il avait sèchement repris le procureur : «Vous avez dit que vous ne jugez pas des hommes politiques, mais Ahmed Ouyahia est aujourd’hui devant le tribunal en sa qualité de Premier ministre. On lui reproche une correspondance à son ministre de l’Industrie et l’application d’un décret ! Le décret a-t-il été modifié depuis son départ ? Non. Ce sont les mêmes lois et la même politique qui est encore suivie. Ahmed Ouyahia était un Premier-ministre et non un criminel ! Nous ne sommes pas dans une jungle. Dans un Etat lorsqu’un homme politique se trompe, il a le mérite d’avoir essayé», a-t-il argumenté. Avant de «défier quiconque d’apporter la preuve qu’il (Ahmed Ouyahia) a touché à l’argent public».
Des «usines tournevis» très coûteuses en capitaux
Les agréments pour des usines de montage automobiles accordés à plusieurs sociétés privées, dans le cadre de la politique de diversification de l’économie, tributaire des seules hydrocarbures, avaient suscité de nombreux commentaires hostiles dès leur octroi. Leurs adversaires ont notamment critiqué le faible taux d’intégration de cette activité, réduite le plus souvent à l’assemblage de pièces détachées importées. Ils estimaient qu’elle consommait beaucoup de capital pour un nombre réduit de création d’emplois et ne correspondait à aucun transfert de technologie, en raillant ces «usines tournevis».
Diplômé de l’Ecole nationale d’administration (ENA), Ahmed Ouyahia, 68 ans, se présentait sous le profit d’un parfait commis de l’Etat, sans aucune ambition politique. Entré très jeune au service de la présidence de la République, il est nommé dans divers postes diplomatiques, notamment à New York, avant de prendre la tête de l’ambassade d’Algérie au Mali, alors en proie à une violente guérilla entre le gouvernement et les touaregs Azawad du nord du pays. Il est la cheville ouvrière d’un accord de réconciliation et de paix entre les différentes factions en guerre, qui a été amendé à plusieurs reprises, mais qui reste encore le seul cadre reconnu d’éventuelles négociations pour une solution politique de la crise malienne.
Nommé ministre d’Etat, ministre de la Justice dans la premier gouvernement de la présidence de Abdelaziz Bouteflika en 1999, Ouyahia est chargé par ce dernier, alors président de l’Union Africaine (UA), du rôle de médiateur dans les négociations entre l’Ethiopie et l’Erythrée en guerre, qui aboutiront à la signature d’un accord de cessation des hostilités à Alger en décembre 2000. C’est à la suite de cet accord que l’actuel Premier éthiopien Ahmed Abiye a été récompensé du prix Nobel de la paix.
Le «couteau suisse» de la présidence Bouteflika
Entre temps, rappelé en Algérie, en 1993, en pleine «décennie noire», Ahmed Ouyahia est d’abord nommé sous-secrétaire d’Etat aux Affaires arabes et africaines, avant d’intégrer le cabinet du président Liamine Zeroual en 1994. Le 31 décembre 1995, il est nommé par ce dernier chef du gouvernement. Il avait 43 ans. Il sera le seul homme politique à occuper à plusieurs reprises ce poste. Certains le qualifiaient péjorativement de «couteau suisse» de la présidence prêt à effectuer toutes les missions qui lui demandées.
Partisan de la «vérité des prix» et du libre marché, l’Algérie a connu sous son autorité une cure d’austérité sévère, qui s’est traduite par des milliers de licenciements, une vague de dénationalisation, et une opération «mains propres» brutale parmi les cadres de l’Etat. Ils lui garderont une rancune tenace.
Président du Rassemblement national démocratique (RND), le parti jumeau du FLN, issu de la même matrice nationaliste, il échouera à lui disputer son espace politique auprès des classes populaires, et devra se contenter d’être un «parti de cadres» et de la classe moyenne. Son accord donné à la dernière minute pour la prolongation de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika par un cinquième mandat, alors qu’il était cloué à une chaise roulante, a sans doute joué dans sa disgrâce et la cascade de procès qui ont déferlé sur lui.
Donnez votre avis