L’Égypte est dirigée par Abdelfattah Al-Sissi, qui a renversé un président élu, Mohamed Morsi, pour conduire le pays avec son bâton de maréchal autoritaire et auto-satisfait. De cet aveuglement, le Moniteur du commerce international (Moci) et d’autres journaux ou revues spécialisées se sont fait l’écho à plusieurs reprises depuis mars 2016. Sans compter les analyses égyptiennes se présentant comme les éléments d’un diagnostic placebo bien utile pour gagner du temps, face aux réalités économiques plutôt difficiles et au resserrement de l’étau salafiste. Qu’en est-il vraiment aujourd’hui de la Terre des Pharaons?
Par Jean-Guillaume Lozato *
Être l’homme fort d’un pays où l’on exerce un implacable contrôle militaire ne signifie pas qu’on est maître de toutes les contingences.
Économiquement, Al-Sissi est trop optimiste. Il s’est lancé il y a deux ans dans une politique d’élargissement du Canal de Suez. Soit. Porté par un enthousiasme aveugle, prêt à accueillir un flux conséquent d’investisseurs étrangers, convaincu que cela permettrait de faire baisser le taux de l’inflation. Soit. Mais là intervient un acte manqué au sens freudien du terme. C’est l’erreur survenue lors de l’impression de timbres édités en septembre 2014 pour le lancement du projet du canal de Suez: une image du… canal de Panama!! Cela peut aider à détecter la fausse route du timonier Al-Sissi: calquer la réussite du Panama en réduisant celle-ci au seul canal. Les investissements étrangers représentaient, en 2015, 10% du PIB panaméen.
L’illusion institutionnelle nationale.
Le projet de l’élargissement du canal de Suez peut aider à détourner l’attention. Mais l’Égypte, elle, ne peut tabler sur rien de sûr puisque par nature tout investisseur privilégie la stabilité. Pour le moment, l’effet pervers a été d’attirer prioritairement les spéculateurs.Panama a un canal transocéanique situé à une échelle beaucoup plus planétaire que l’isthme égyptien, jouit d’une zone franche (Colon), d’une stabilité financière (due à la dollarisation), d’un centre bancaire et financier à la pointe.
L’économie du petit Etat d’Amérique Centrale affiche le plus fort dynamisme dans la région. Principalement pour deux raisons: d’excellentes recettes touristiques; des investissements en infrastructures comme moteur de croissance. Or, l’erreur d’appréciation du chef d’Etat égyptien est que la manne touristique n’est plus qu’un souvenir. Le plan de relance de Hala Al Said en est justement trop dépendant. Et l’infrastructure du pays reste de qualité inégale.
Autre ombre au tableau: le rapport énigmatique avec le royaume saoudien, voisin direct.
Par conséquent, quel investisseur étranger serait prêt à prendre le risque? Y compris parmi les riverains, les solutions se font attendre.
Le rapport ambigu à l’Arabie saoudite
Les Emirats arabes unis et le Qatar lorgnent à tour de rôle le Maroc, parfois la Tunisie mais plus fortement l’Europe. Le Bahreïn a appris à agir avec plus de méfiance depuis sa mise en quarantaine politico-économique fratricide. Oman? Le Koweït? Trop éloignés. L’Arabie Saoudite représenterait-elle alors la seule facilité providentielle d’une piste de proximité?
L’Arabie Saoudite a une position de grand frère imposant. Tour à tour accommodant et encombrant.
Cet Etat frontalier endosse un leadership moral et théologique du fait qu’il abrite les hauts lieux du culte musulman, et économique grâce à la rente pétrolière. Une légitimité qui en fait le cador de la région Moyen-Orient Afrique du Nord (Mena). Un rayonnement affirmé différent du timide décollage égyptien momentané (réveil occasionnel entre 2018 et 2019) entravé par la tenaille Libye-Sinaï.
Dans le même temps, l’Etat saoudien n’a rien fait pour arranger son image. Que ce soit par une politique agressive d’investissement en tentant le rachat du club de football de Nottingham Forrest. Que ce soit au travers de l’affaire Kashoggi, embarrassante pour le monde arabe, révoltante pour l’Occident et irritante pour la Turquie. Que ce soit par sa vision officielle des choses concernant le très délicat dossier yéménite faisant s’entremêler rivalités régionales, opérations militaires et problèmes humanitaires chroniques (notamment la mortalité infantile qui atteint des sommets au Yémen). Que ce soit par ses prises de position peu claires envers la Chine de Xi Jinping. Des conditions tout à fait acceptables pour se voir décerner le titre d’Etat-voyou par les experts occidentaux.
Pour l’instant la dette extérieure égyptienne paraît gérable suivant les interprétations. Il est néanmoins plus réaliste de ne pas miser sur un état de grâce fragile de l’actuel haut dirigeant, sans compter que le soutien du bloc monarchies du Golfe, en plus de celui de l’Occident, risque de s’étioler. Avec un Mohammed Ben Salmane agissant tel un agent isolant. La nation égyptienne semble se diriger tout droit vers un carcan.
Effectivement, ne pas prendre la peine de regarder au-delà de la Libye et de la Péninsule Arabique risque d’obstruer le champ de vision égyptien, lequel n’anticiperait pas le décollage concurrentiel de pays comme l’Ethiopie (siège de l’Union Africaine depuis 1963) dans le secteur informatique (Addis-Abeba est devenue une place forte du numérique) et surtout l’Iran au niveau des produits manufacturiers et des prestations tertiaires de haut niveau.
Le retour programmé de l’Iran
L’Iran peut se référer à l’exemplaire voisinage turc en matière d’économie, en lançant de plus en plus de ponts entre les deux marchés respectifs. La nation iranienne subit évidemment le poids d’une conjoncture des plus inflationnistes et la pression de consommateurs frustrés de ne pas avoir un accès simplifié à certains produits. Toutefois cela est-il trompeur de se limiter aux premières impressions, surtout vis-à-vis d’un pays détenteur de richesses hydrocarbures?
Ce retour annoncé de l’Iran peut se transformer en retour en force pour l’Ancien Empire Perse et engendrant une relégation en arrière plan pour l’Égypte?
L’Iran peut compter sur un réchauffement des relations diplomatiques avec l’Occident par le hasard de l’actuelle pandémie ou bien avec un Donald Trump volontairement moins fougueux. Que ce soient les États-Unis où réside une forte diaspora iranienne. Ou encore la France et l’Italie qui ont déployé d’évidents efforts de communication envers ce pays.
La force de l’Iran est plurielle: son emplacement au carrefour des mondes arabe et turcophone, un littoral important, un leadership religieux dans la communauté chiite, un système bancaire qui a été réinventé (un peu comme l’avait fait le Maroc et un degré moindre la Tunisie), expérience dont l’Égypte devait s’inspirer, d’indéniables réserves pétrolières et gazières (seconde réserve mondiale), un développement des startups, le plus grand marché des télécommunications du Moyen-Orient, une collaboration franco-iranienne dans le secteur pharmaceutique, un secteur automobile dynamique et reconnu (on pense évidemment au groupe Khodro), une dette publique et externe faible (l’embargo a su bon).
Comparativement, l’inflation galopante en Egypte et son fort endettement extérieur cohabitent avec l’obsolescence de ses moyens de production.
Cette attractivité retrouvée de l’Iran apparaît plus qu’une concurrence pour la nation des Pharaons, comptant déjà 40% de sa population sous le seuil de pauvreté. Il s’agit d’une vraie menace pour son leadership économique régional.
Un pays en état d’alerte
L’Égypte ne dispose pour l’instant pas de suffisamment de conditions favorables. Un électorat peu concerné (entre 28% et 40% de participation seulement en moyenne aux élections) traduisant la disparité entre zone du Canal et reste du pays; un clivage Frères Musulmans/Armée, avec à la clé un pouvoir militaire durable: Nasser puis Sadate puis Moubarak puis Al-Sissi.
À partir de la Conférence de Sharm El Cheikh de mars 2016, trop d’opportunismes maladroits ont conduit le Maréchal à penser que l’économie n’était qu’une simple question d’arithmétique, ce qui le pousse souvent à des effets d’annonce disproportionnés et sans lendemain.
Encouragé en cela par des médias internationaux complaisants. Et son engagement sur la question libyenne respire un état d’esprit que l’on peut aussi bien qualifier de pragmatique que d’opportuniste, même si cet engagement n’est pas clairement spécifié, s’agissant des soutiens ou des alliances (diplomatiques ou armées).
L’Egypte ne réalise pas (ou n’admet pas) sa position de second couteau. À l’échelle régionale, il y a une pluralité quasi absente débouchant sur une mainmise monolithique saoudienne.
Les projets pharaoniques, comme celui de l’élargissement du canal de Suez, risquent de porter malheur à Al-Sissi.
Pendant ce temps-là, les statisticiens de la Coface estiment que l’Egypte avec son inflation à 32% et sa livre dévaluée pourrait jouer sur une surenchère.
Toutefois sa population nombreuse (100 millions d’âmes) ne constitue pas pour autant un bassin de consommation satisfaisant, car elle est en grande partie pauvre. De plus, sa main-d’œuvre, peu coûteuse certes, demeure sous-qualifiée dans l’ensemble.
Bref, le pays des pyramides est en train de s’ensabler…
* Enseignant en langue et civilisation italiennes.
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