Jamais, dans son histoire, la diplomatie tunisienne n’a connu autant d’histoires qu’elle connaît depuis l’accession de Kaïs Saïed à la présidence de la république, il y a dix mois. Elle en arrive même maintenant à laver son linge sale en public et sur Facebook. Du jamais vu…
Par Ridha Kéfi
Pour rattraper la démission annoncée deux jours auparavant dans une déclaration à l’agence AFP de Kaïs Kabtani, ambassadeur représentant de la Tunisie auprès des Nations Unies, le ministère des Affaires étrangères (MAE) s’est fendu, hier, vendredi 11 septembre 2020, d’un communiqué où il annonce, après coup, la mise à l’écart de l’incommodant diplomate, qui avait déjà rompu les amarres et coupé les ponts en annonçant qu’il n’avait plus confiance en le président de la république.
Le MAE a beau expliquer, argumenter, trouver d’innombrables défauts au malotru : mauvaise gestion, relations exécrables avec les autres membres de la représentation tunisienne auprès des Nations-Unis, et quoi d’autres encore ? Ces griefs auraient pu avoir un sens et être crédibles s’ils avaient été reprochés à M. Kabtani avant sa tonitruante démission. Le problème c’est que l’intéressé qui avait été rappelé à Tunis moins de six mois après sa prise de fonction (fait très rare et qui se répète à deux reprises en moins d’un an) était pressenti pour un nouveau poste. Il n’était donc pas si mauvais. Et là, notre ministère des Affaires étrangères a raté une occasion pour éviter de se couvrir de ridicule.
La vengeance est mauvaise conseillère
On peut certes reprocher à M. Kabtani son comportement pour le moins désinvolte et impulsif, indigne d’un diplomate et, surtout, d’un commis de l’Etat – par ses manières cavalières, il s’est mis définitivement au ban de l’administration publique et c’est bien mérité –, mais la manière dont le dernier mouvement effectué dans le corps diplomatique est géré entre le ministère des Affaires étrangères et le Palais de Carthage est calamiteuse et ouvre la porte aux dérapages des uns et des autres, car l’affaire semble menée avec beaucoup de subjectivité de la part surtout de la présidence de la république, avec comme un esprit de vengeance.
Car que reproche-t-on à M. Kabtani, au-delà de la lettre tardive de délation signée par ses collègues à la représentation tunisienne auprès des Nations Unies. Datée d’hier seulement, cette lettre, qui n’honore pas ses auteurs, a été visiblement télécommandée et n’a aucune valeur démonstrative d’autant qu’elle a été fuitée, très courageusement, via les réseaux sociaux ?
Que reproche-t-on à M. Kabtani sinon le fait d’être proche de l’ex-ministre des Affaires étrangères, Noureddine Erray, limogé lui aussi il y a quelques semaines et dans des circonstances tout aussi rocambolesques, et d’avoir été choisi par ce dernier ? Et cela, au-delà des petits calculs carriéristes des uns, des magouilles de bas étage des autres et des coups bas entre collègues, tout le corps diplomatique le sait : M. Kabtani a payé pour… M. Erray !
Cet épisode est d’autant plus fâcheux qu’il est inédit dans les annales de notre diplomatie, jusque-là disciplinée, discrète et parfois même efficace. Que s’est-il donc passé pour que tout dérape à la fois ?
Dis-moi qui tu limoges, je te dirai qui tu es
En fait, les problèmes ont commencé dès le jour où M. Saïed, devenu président de la république et sans expérience des affaires de l’Etat et encore moins de la diplomatie, a cru pouvoir y imprimer sa marque de la manière la plus brutale. Sa première décision, souvenons-nous, a été de limoger le ministre des Affaires étrangères Khemaies Jhinaoui sans coup férir (il aurait pourtant pu partir sans bruit avec l’installation du nouveau gouvernement alors en cours de formation) et, surtout, sans aucune explication.
En fait, la raison de ce limogeage qu’on a voulu démonstratif et spectaculaire n’était pas difficile à deviner : M. Saïed, souvent victime de sa rigidité doctrinale, n’a pas supporté d’avoir à travailler, lui l’antisioniste viscéral comme il l’a montré lors de sa campagne électorale, avec un ministre des Affaires étrangères qui, dans une vie antérieure, avait dirigé le bureau d’intérêt de la Tunisie à Tel Aviv, en Israël, entre 1996 et 1998. Allez expliquer à M. Saïed que M. Jhinaoui n’a pas décidé lui-même d’ouvrir ce bureau et qu’il n’a fait que rejoindre le poste où il a été nommé par l’Etat tunisien ! Allez lui expliquer aussi que durant la même période (c’était au lendemain des accords d’Oslo), le monde entier parlait de plan paix israélo-palestinien, et qu’un bureau de liaison israélien était ouvert à… Tunis, au quartier de Notre-Dame, en face de l’actuel siège du ministère des Affaires étrangères !
Dans la foulée de ce limogeage, M. Saïed a décidé de rappeler à Tunis Moncef Baati, un diplomate à la retraite qui avait été envoyé, quelques mois auparavant, à New-York, pour conduire le bureau de la représentation tunisienne auprès des Nations-Unies. Pour justifier cette décision qui en a surpris beaucoup, y compris à New-York, où la Tunisie venait d’accéder au rang de membre du Conseil de sécurité, la présidence de la république s’était fendue d’un communiqué alambiqué, verbeux, sans queue ni tête, où elle n’explique finalement rien et ouvre la porte à toutes les supputations.
Le «massacre» ne s’est pas arrêté là. L’ambassadeur de Tunisie en France, Abdelaziz Rassaa, qui était à quelques mois seulement de la fin de sa mission à Paris, a été rappelé lui aussi à Tunis, ainsi que le consul général à Paris (d’une pierre deux coups). On avait alors parlé d’une affaire de corruption et de l’ouverture d’une enquête… dont on attend toujours les résultats.
Bref, on a taché l’honneur de hauts cadres de la nation sans avoir la moindre preuve sur le moindre abus pouvant leur être sérieusement reproché. On dira, par la suite, en murmurant dans les couloirs, que l’ambassade, à l’époque, avait dépêché une voiture et un chauffeur pour transporter Hafedh Caïd Essebsi et son épouse de l’aéroport et à leur hôtel parisien. Quel affront ! Quel sacrilège ! Quel scandale !
Rappelons à ce propos que le poste d’ambassadeur de Tunisie à Paris, l’un des plus importants dans notre hiérarchie diplomatique, est encore, au jour d’aujourd’hui, sans titulaire. Cherchez l’erreur !
Un feuilleton de très mauvais goût
Parce que ce feuilleton de très mauvais goût semble avoir beaucoup passionné M. Saïed et la petite équipe qui lui chuchote à l’oreille au Palais de Carthage, il y eut un autre épisode, encore moins glorieux : celui de la nomination puis du limogeage quelques semaines plus tard de Noureddine Erray au poste de ministre des Affaires étrangères. C’est pourtant le président lui-même qui l’avait déniché, lors de son premier voyage à l’étranger, pour assister aux obsèques du sultan Qabous, à Oman. Le jeune diplomate était en poste à Mascate et il laissa une bonne impression chez le nouveau chef d’Etat. Mais pour avoir refusé de se laisser marcher sur les pieds par la directrice de cabinet de M. Saïed, la désormais super-régente Nadia Akacha – qui prenait un malin plaisir à contacter dans son dos et à son insu ses principaux collaborateurs –, M. Erray s’est vu congédier de la manière la plus inélégante qui soit. Car M. Saïed ne refuse rien à Mme Akacha, qui semble s’être mise dans la tête que là où elle se trouve elle peut disposer, à sa guise et selon son humeur du moment, du sort des serviteurs de la république. Son tableau de chasse est déjà bien fourni, mais ne faut-il pas arrêter là le massacre, car c’est l’Etat tunisien que l’on malmène ainsi, à travers l’humiliation que l’on inflige à ses serviteurs.
Tout cela pour dire que l’affaire de M. Kabtani dépasse la petite personne de M. Kabtani et qu’il va falloir mettre fin à ce mauvais feuilleton. Car il y va de la bonne marche d’un Etat durement malmené par une poignée d’amateurs doublés de magouilleurs inconscients.
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