Les derniers événements tragiques et éthiquement scandaleux survenus en France ont fait resurgir le spectre d’un terrorisme de matrice islamiste. Quelque temps après l’horrible décapitation de l’enseignant en histoire-géographie Samuel Paty, la Tunisie s’est retrouvée bien malgré elle invitée à un débat où elle se retrouve bien malmenée dans l’opinion publique française. Et par extension européenne.
Par Jean-Guillaume Lozato *
Nice. Matinée du jour du mouled, anniversaire de la naissance du prophète Mohamed célébré par les musulmans. Les corps, les âmes de paroissiens ainsi que le lieu de culte fréquenté en la circonstance ont été souillés par une haine à connotation pseudo-religieuse. L’auteur de cet attentat est un jeune tunisien de 21 ans. L’occasion d’une introspection forcée, gênée pour la Tunisie se retrouvant confrontée à une récupération politicarde.
Le terrorisme est un fléau mondial certes, mais existe-t-il, à cet égard, un vrai problème tunisien ?
Les perceptions ressenties depuis chacun des deux rivages de la Méditerranée sont à confronter d’urgence pour résoudre un problème de fond.
La Tunisie s’est réveillée comme bercée par la mélodie d’une complainte interprétée par le regretté chanteur Lotfi Jormana à propos de la «Ghorba» des candidats à l’exode. À ces sonorités ont répondu celles des sirènes d’une police municipale niçoise efficace, venue cueillir Brahim Aouissaoui. Originaire de la région de Sfax, il était justement passé par l’île de Lampedusa si souvent évoquée par les interprètes de mezoued, le chant des faubourgs de Tunis.
Le terroriste incriminé ne représente heureusement pas tous les Tunisiens. Fardeau irréaliste, disproportionné de par l’appartenance à une catégorie d’âge très précise (les moins de 25 ans). Or une suspicion paraît infuser l’opinion publique du pays dirigée par Emmanuel Macron, les médias, la classe politique vis-à-vis de la patrie de Habib Bourguiba.
Cartographie de la présence tunisienne
Au-delà des trois malheureuses victimes innocentes et catholiques du jeudi 29 octobre 2020, apparaissent des victimes collatérales : les membres de la communauté tunisienne installée en France. Phénomène allant en s’amplifiant depuis les déclarations iniques d’un député tunisien que l’on peut taxer d’extrémiste, Rached Khiari pour ne pas le nommer. Ce qui a eu pour effet des remarques ou altercations envers des immigrés tunisiens ou leurs descendants à Toulon et à Nice. Cette dernière localité regroupant de très nombreux représentants de cette diaspora. Cet aspect, si l’on rétrécit le champ d’analyse géographique, les médias français auraient pu l’exploiter davantage en précisant que le périmètre fatal correspond à un quartier multiconfessionnel. Quelques pâtés de maisons autour de la rue d’Angleterre, avec des boutiques à caractère ethnique, maghrébines ou non, du kebab à la librairie fondamentaliste, de la boucherie marocaine à la pâtisserie tunisienne. À proximité, toutefois, d’un fast-food Mac Donald’s emblème de la mondialisation quasiment poste frontière avec la grande artère tracée par l’Avenue Jean Médecin. Cartographie utile pour comprendre la présence tunisienne dans le chef-lieu des Alpes Maritimes.
La gare centrale agit comme une boussole avec en son sud le quartier endeuillé par le triple assassinat. Tout de suite légèrement plus au nord s’étend un quartier entier où la présence maghrébine majoritaire est cette fois sous quasi-monopole tunisien, animé par les habitants originaires principalement de M’saken ou alors de Sfax s’interpellant en dialecte tunisien, l’effervescence lors du derby tunisois ou les soirs consacrés aux Aigles de Carthage, certains commerces au nom caractéristique (le café salon de thé Salakta par exemple). Or une première constatation s’impose : le drame ne s’est pas produit sur ces lieux ou à partir de ces lieux mais dans un emplacement où Marocains, Algériens, Tunisiens, Pakistanais, Tchétchènes, Turcs, Capverdiens et Comoriens se croisent.
La Tunisie ne se limite pas à Hammamet, Sousse et Djerba
Oui. La Tunisie a connu des soucis en relation avec la montée de l’intégrisme, du salafisme et de leur corollaire, le terrorisme.
Ensuite la Tunisie est un Etat que l’on peut définir comme arabe, arabophone, moyen-oriental, nord-africain. Un axe de réflexion serait à poursuivre en parallèle sur l’adoption du qualificatif arabo-berbère. Là, Tunisiens et Européens peuvent pécher par inexactitude. Ou par omission. Certes les Tunisiens peuvent constituer un modèle d’arabisation dans le Grand Maghreb.
Néanmoins prenons l’exemple des Français. On s’aperçoit qu’ils connaissent souvent mieux le Maroc et l’Algérie au niveau de leur état d’esprit, justement deux puissances de la Berbérophonie en comparaison avec le territoire ethno-linguistique tunisien où ne subsistent que quelques poches discrètes.
Connaître la Tunisie ne se limite pas au programme des avionneurs et voyagistes centré sur Hammamet, Sousse, Djerba la Douce, Djerba la Fidèle… Beaucoup de touristes hexagonaux ont déjà visité la petite nation arabe, peu sont capables de dresser un état des lieux exacts de la mentalité.
Oui, par deux fois la ville de Nice a été frappée par l’intermédiaire d’un terroriste tunisien : le 14 juillet 2016 et le 29 octobre 2020. S’attarder sur les deux profils nous fait constater que le premier, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, résidant en France, était en proie à la marginalité. Le second était connu défavorablement des services de police de son pays.
La laïcité est contestée de manière violente en Europe, particulièrement en France? Idem en Tunisie, avec les jongleries idéologiques se déplaçant d’Ennahdha à Al-Karama. Les Français ne sont pas les seules victimes de l’extrémisme. Les Tunisiens sont victimes de leurs ressortissants, autant des malversations internes que des convoitises externes. Et du manque de clairvoyance des journalistes et politiciens étrangers. Parmi ces derniers les Français se présentent comme amnésiques par rapport au temps où Ben Ali était considéré comme le paravent providentiel face à l’intégrisme religieux. La visite du ministre de l’Intérieur Gerald Darmanin au Palais de Carthage, vendredi dernier, a résonné comme une compensation maladroite. Au final entre des dirigeants se prêtant une assistance mutuelle l’un au chevet de l’autre.
La France doit réaliser. Faire prendre conscience à ses partenaires continentaux que la Tunisie bénéficie du positionnement avantageux de promontoire. Situation de sentinelle utile pour l’UE, idéalement placée au milieu de l’Afrique du Nord, sans aucune interférence subsaharienne à ses frontières. La nation gouvernée – ou plutôt contentons-nous de dire présidée – par Kais Saied a pour cela besoin de traitement équitable, elle qui avait déclenché le Printemps Arabe.
Tunisie – France ou l’incompréhension réciproque
Les rapports entre la France et la Tunisie postcoloniale n’ont jamais été hautement conflictuels, représentant une relation évidemment privilégiée mais sans être exclusive à 100 %.
Les différents acteurs de la société français doivent revoir leur manière d’appréhender le pays du jasmin en dépit de l’attentat en territoire niçois. Se contenter de placer la nation tunisienne dans le vaste ensemble du Grand Maghreb sans prendre le temps d’en observer les spécificités constitue une pure perte de temps.
La France compte parmi ses personnalités en vue des membres ou descendants de la communauté maghrébine. Un groupe ethnique présent depuis très longtemps. Conséquemment une analyse biaisée a dominé au moyen d’observations sur des hommes politiques d’origines marocaine, algérienne ou tunisienne, ou alors des humoristes, des acteurs, des chanteurs, des sportifs de haut niveau. Les Algériens et les Marocains d’origine prédominent, voire des gens issus des deux communautés (Malek Boutih, Azouz Begag, Najat Vallaud-Belkacem, Rachida Dati, Mounir Mahjoubi, Jamel Debbouze, Djamel Samy Nacéri, Alexandre Benalla, Ramzy Bedia, Nadiya…).
La Franco-tunisienne Sonia Krimi, elle, se démarque de par son affiliation au parti LREM vitrine du pouvoir en place. Elle a cru bon brandir comme un gage de crédibilité en affirmant haut et fort ses penchants pour la viande porcine et l’alcool sur Sud Radio en février dernier, ce qui rend encore plus difficilement définissables les représentants d’origine tunisienne.
Après l’opportuniste politicienne macroniste, une autre personnalité déroutante a les faveurs des tribunes françaises. Il s’agit de l’énigmatique Moez Kouider qui a poussé la coquetterie jusqu’à se faire appeler Mathieu Guidère. Cet universitaire est un brillant stratège linguistique. Auteur d’un remarquable ouvrage destiné à la préparation des concours pour l’enseignement des langues vivantes, il est hélas très difficile à cerner. Certains bruits lui confèrent une image gratifiante d’islamologue éclairé. Tandis que d’autres le suspectent d’être un cheval de Troie du Qatar. La France stationne dans un sas de décompression géré par l’incertitude vis-à-vis de son ancien protectorat. Passant de la constatation positive (les avancées de l’alphabétisation sous Bourguiba; l’amélioration de la condition féminine en pays arabe et l’émergence actuelle de Abir Moussi; la révolution numérique…) à l’état dubitatif. Jusqu’à la méfiance comme lors de la rencontre de football France-Tunisie où l’hymne français avait été sifflé par les supporteurs tunisiens. Pourtant les deux hymnes nationaux avaient été interprétés par deux chanteuses d’origine tunisienne Amina Annabi et Laâm. Cette incapacité à faire la part des choses a empêché les Hexagonaux de se souvenir que non seulement supporteurs algériens, marocains et italiens avaient eux aussi sifflé l’hymne tricolore, mais que de surcroît les sympathisants des «Bleus» avaient eu le loisir de siffler copieusement les hymnes portugais et surtout italiens. Cette chose précise s’apparente donc plus au sport qu’à la géopolitique et n’est pas le seul apanage des Tunisiens.
Pour ne pas confondre croyants musulmans et terroristes, laïcs arabes et impies, Tunisiens et Saoudiens, peut-être y aurait-il un mode d’emploi avec le livre «Comprendre le Monde arabe», écrit par l’étrangement secret Béligh Nabli, un Tunisien installé en Île-de-France.
A moins de quêter quelque éclaircissement auprès de l’imam Hassen Chelgoumi, responsable religieux tunisien qui a toujours fait preuve de modération sur le sol bleu-blanc-rouge républicain. Ce qui lui a valu des menaces et pas toujours une reconnaissance de la part de ses homologues.
La corruption des mentalités et des âmes
Un attentat terroriste par définition est toujours à condamner. Personne n’en disconviendra. Que ce soit la France ou la Tunisie. Ce type d’événement s’est répété à bien des moments, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par d’autres mouvances (religieuses, séparatistes…).
À présent, une expression armée s’est emparée d’une frange de l’idéologie islamiste. Mais n’oublions pas que des gens hors contexte arabe ou tunisien ont déjà agi de la sorte (l’attentat manqué de Maxime Brunerie contre l’ancien président Jacques Chirac en France; la tuerie de masse orchestrée par le Norvégien Anders Behring Brevik). Au total sont concernés des gens de tous horizons.
Oui l’attentat de Berlin avait été l’œuvre d’un Tunisien, là aussi. Ces dernières années ses compatriotes ont fourni la main-d’œuvre d’un important contingent de djihadistes d’après les observateurs. La porosité inédite des frontières engendrée par la révolution avait ouvert des brèches, facilitant ainsi le départ de combattants plus facilement qu’ailleurs dans le Monde Arabe. Phénomène plurifactoriel si l’on tient compte que les habitants des zones les plus défavorisées du pays ont été attirés par les largesses financières de le l’Etat islamique (EI) plus que par sa philosophie de vie.
Toutefois, cette corruption des mentalités et des âmes n’a jamais eu pour conséquence la pratique de la décapitation des touristes occidentaux comme cela s’est produit en Algérie et au Maroc. Les auteurs d’actions djihadistes peuvent venir de n’importe quelle nation maghrébine que du Pakistan, d’Afghanistan, de la Péninsule Arabique, du Kirghizistan. Ou d’Occident avec des variantes: des européens convertis, des maghrébins nés en France (les frères Kouachi), des jeunes d’origine subsaharienne (Coulibaly à l’Hyper Cacher de Paris).
La France actuellement Macron-dépendante devrait tenir compte de tous ces éléments avant de se lancer dans ses anticipations médiatiques au lieu de chercher à reporter la faute sur les autorités tunisiennes ou italiennes quant au voyage d’un Aouissaoui fraîchement atteint par la majorité pénale.
Jadis très prestigieuse puissance internationale, la France se mue en un Etat dont l’agonie diplomatique est imminente à cause d’allégations présidentielles malheureuses envers la Turquie. Ce qui renforce l’impression d’incompétence manifeste du Président Macron et de son gouvernement au niveau des relations internationales.
Attention à ne pas répéter des erreurs de jugement identiques avec Tunis. Une correction attentive s’impose. Pour répondre à la menace d’un terrorisme endogène, une des premières étapes consiste à gérer correctement les rapports entre l’Elysée et le Palais de Carthage en condamnant le coupable sans porter préjudice à l’image d’un peuple. Dans cette voie, la patrie du Général de Gaulle devrait méditer sur deux choses : sa non-convocation à Yalta qui prouve que rien n’est jamais acquis au niveau mondial ; puis sur un point plus précis : la façon de livrer des interprétations. En effet la nation de Rousseau et de Voltaire a été marquée durablement par le jacobinisme.
Symboliquement Nice est une station balnéaire cependant tournant le dos à la mer en certaines occasions. De temps à autre pour adopter une attitude plus «montagnarde» avec la proximité de l’arrière-pays rugueux. Plus fréquemment pour scruter la capitale sous l’effet d’un Etat centralisé. E. Macron et ses proches collaborateurs devrait pour l’occasion contempler le tableau que le peintre Henri Matisse a exécuté en 1919. Une œuvre intitulée «La Fenêtre de Nice» et qui invite observatrices et observateurs à perdre leur regard sur la Méditerranée jusqu’à l’horizon. Méditer sur la vraie nature de ce qui vit, agit ou souffre de l’autre côté leur ferait le plus grand bien.
*Enseignant en langue et civilisation italiennes.
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