Depuis une année, la scène politique tunisienne est devenue une arène de violence physique et verbale, d’affrontements de coqs de village où chacun cherche, et souvent par les moyens les plus scabreux, à diaboliser son adversaire. Mais au fait, pourquoi et comment en est-on arrivé à cette triste situation ?
Par Helal Jelali *
La Constitution de janvier 2014 élaborée par des constituants novices et animés d’un seul souci : barrer la route au retour de la dictature, a accouché de trois «présidences» volontairement affaiblies. Ni le président de la république, ni celui du parlement, pompeusement appelé Assemblée des représentants du peuple (ARP), et encore moins le chef du gouvernement n’ont les coudées franches pour initier les réformes profondes dont le pays a tant besoin.
Un triumvirat qui règne mais ne gouverne pas
En réalité, cette Constitution a engendré une mosaïque de «minorités de blocage» qui paralyse toute action politique… L’autorité, première source de l’action publique, se trouve diluée au sein d’un triumvirat qui règne mais ne gouverne pas.
Invité dans le journal de 20h de la chaîne publique Watania en 2013, l’actuel président de la République, Kaïs Saïed, alors simple professeur de droit constitutionnel, déclarait : «Vous pouvez écrire la plus belle Constitution du monde, si vous n’avez pas les forces politiques pour la mettre en musique, c’est comme si vous n’avez rien fait.» Ses appréhensions n’ont pas tardé à être confirmées par les faits.
En tenant compte de la situation actuelle, où les tensions entre les groupes parlementaires ont atteint une violence inouïe, il semble que notre Constitution est devenue caduque…
Le cadre institutionnel ainsi délabré, l’Etat plus affaibli que jamais, les corps intermédiaires désemparés, la basse-cour politique peut tout se permettre : violences verbale et physique répétés à l’ARP, conflit ouvert entre le président de la République et le président de l’Assemblée par chef du gouvernement interposé, et des équipes ministérielles éphémères (10 gouvernements en 10 ans) et souvent sans autorité et sans moyens financiers pour agir…
Désinformation, amalgame, et diabolisation sont devenus l’ossature de tout discours visant à discréditer l’adversaire politique du jour… La charge émotionnelle a remplacé la raison. Dans les interventions de beaucoup de nos politiciens, nous n’entendons que la calomnie, les vieux relents populistes, et surtout des énormités témoignant d’un certain «illettrisme» politique. Nous y sommes : cet «illettrisme politique» se traduit par une méconnaissance des exigences minimales de la gestion des affaires de l’Etat et des besoins vitaux des tunisiens.
Des chamailleries pour cacher un échec économique cuisant
Dans leur grande majorité, nos politiciens nous occupent avec leurs chamailleries pour cacher les comptes désastreux de la nation, à savoir :
1- qu’il manque 40% du budget 2021, soit 20 milliards de dinars;
2- que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale (BM), principaux bailleurs de fonds avec l’Union européenne, ne font plus vraiment confiance aux responsables tunisiens, incapables d’implémenter les réformes structurelles qu’ils se sont engagés solennellement à réaliser;
3- que depuis quelques années, les banques, en panne de liquidités, prêtent peu aux entreprises, parce qu’elles préfèrent prêter à l’Etat, leur principal client, pour l’aider à renflouer ses dépenses, et pour être bien gratifiés en retour;
4- que le tourisme ne redémarrera pas de sitôt, pour cause de pandémie de Covid-19 et parce qu’il conserve encore la formule dépassée «Sea, Sexe and Sun» des années 1960-1970 et que nos hôteliers, en manque d’imagination et de solutions, croient que la réussite consiste, aujourd’hui, à offrir le luxe au prix discount, recette ayant gonflé les entrées et réduit les recettes…
La famine commence à frapper à la porte de certaines familles
Ces gens-là méprisent le peuple et lui cachent les véritables enjeux. Ils feignent d’ignorer que la famine frappe déjà à la porte des gens dans certaines régions déshéritées du pays… Savez-vous ce qu’après les échanges de noms d’oiseaux sur les plateaux de télévision à 18h, ils passent souvent la soirée ensemble dans les salons des grands hôtels de Gammarth et, le week-end, mais bien sûr, prennent part à un petit colloque, aux frais de la princesse, dans un bel hôtel de Hammamet, pour permettre à madame et aux enfants de s’amuser ? Avez-vous remarqué que certains de nos politiciens grossissent à vue d’œil, étant bien servis et bien gavés, au moment où le petit peuple tire le diable par la queue pour survivre ? Ceux d’entre eux qui manient à merveille la démagogie politique peuvent-ils expliquer aux familles au revenu modeste pourquoi, la semaine dernière, le kilo d’oignons à atteint les 4 dinars à Tunis ?
Mais, au fait, c’est quoi l’«illettrisme politique» ? Les spécialistes du management évoquent l’incapacité à gérer son incompétence et le refus de l’apprentissage. Ces gens-là veulent être honorés par la fonction, mais ils oublient d’honorer leur fonction, aurait dit Nicolas Machiavel. Attention, l’éphéméride du printemps a souvent surpris la grande Histoire avec des frondes dévastatrices…
Les corps intermédiaires vacillent entre attentisme et abattement
Dernier signe de cette métastase politique, l’état de déliquescence dans lequel ont été noyés les corps intermédiaires, véritable colonne vertébrale de toute vie civique. Face à l’instabilité politique, ces corps intermédiaires vacillent entre l’attentisme et l’abattement. Dans l’histoire contemporaine des nations, ce sont eux qui avaient, souvent, bouleversé les agendas.
Il n’est pas nécessaire de recourir aux sondages pour constater que la majorité des Tunisiens sont rongés par la nostalgie des années… de la dictature, la démocratie ne leur ayant apporté que la privation, le désordre et le désespoir. Certains de nos historiens et de nos chroniqueurs ne cessent de nous répéter que notre peuple est consensuel et pacifiste, mais à regarder de près, notre histoire nous révèle que la Tunisie a toujours été une terre de frondes.
«Pourquoi les gens se révoltent-ils ?», avait-on demandé au politologue américain Barrington Moore. Sa réponse fut cinglante : «Pourquoi ne le font-il pas si souvent ?»
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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