Au moment où les abus de la législation de la dictature relative au cannabis fait plus que jamais des ravages monstrueux, on reparle enfin de la nécessité impérative de réformer son héritage scélérat, cette fameuse loi n° 52, toujours en vigueur malgré une réformette du temps de feu le président Caïd Essebsi pour justifier la trahison de sa promesse électorale de l’abolir.
Par Farhat Othman *
À la vérité, il ne s’agit plus de réformer cette loi scélérate, mais de dépénaliser le cannabis. Ce qu’on n’ose toujours pas envisager, y compris dans les milieux supposés les plus militants. C’est que la raison pour ne pas dépénaliser cette drogue douce ne serait que vénale ! Une raison vénale ? Ce serait, manifestement, une pure raison mercantile contredisant ce que tous les experts — dont ceux de l’ONU (1) — sont formels à dire, à savoir que la seule façon de lutter efficacement contre la toxicomanie est de dépénaliser la consommation ! Car le cannabis, à proprement parler, ne fait pas partie des stupéfiants; ce n’est qu’une drogue douce dont les ravages sont bien moindres pour la santé que le tabac pourtant légal. En France même, qui donne aussi le mauvais exemple avec une législation obsolète, un rapport présenté à l’INSERM (2) est venu préciser la relativité de la dépendance au cannabis par rapport au tabac, et surtout les effets négligeables d’une consommation épisodique, ce qui est globalement le cas en Tunisie.
Les avocats tirent profit de la pénalisation
Pourtant, on continue à s’accrocher à cette loi, même du côté des avocats, et surtout à la criminalisation. Si la volonté politique et éthique manque, ce n’est pas seulement pour les prétextes galvaudés et surannés qu’on évoque. D’après le témoignage de familles des victimes, mais aussi de vertueux justes parmi les juges, les avocats et même des éléments des forces de l’ordre, la vraie raison d’une telle volonté du maintien absurde de la pénalisation du cannabis ne serait que vénale.
De fait, on sait, qu’un procès pour cannabis infère des frais, ce qui permet à certains cabinets d’avocats d’en tirer des honoraires variant entre 500 ou 800 et même 1500 dinars; cela pourrait aussi, dans certains cas, aller de 100 dinars à 20.000 dinars, étant donné que les honoraires du barreau sont libres. Une telle cause vénale, si elle s’avère exacte, ajouterait à la honte de la loi; or, la meilleure façon de prouver que ce n’est nullement le cas sera bien que ces milieux appellent à la dépénalisation du cannabis en Tunisie.
L’anathème sur le cannabis encourage la toxicomanie
Le Conseil de l’ordre des avocats a cependant émis un refus catégorique à un tel bon sens et parfaite justice. La morale commande de dépénaliser : s’il est impératif d’en finir avec la pénalisation de la consommation du cannabis, c’est qu’elle ne sert qu’à brimer encore plus la jeunesse déjà privée de ses libertés et droits fondamentaux; et c’est aussi à réaliser au nom de la morale et de l’éthique ! Car il est temps de s’en convaincre : maintenir l’anathème sur le cannabis revient à encourager la toxicomanie dans le pays, le seul antidote à la toxicomanie étant la dépénalisation; tout le reste relève du jeu malsain du machiavélisme politicien !
À choisir entre un supposé vice que serait celui de fumer un joint, tout en faisant renaître la confiance dans ses autorités, et le maintien de lois vicieuses ouvrant la voie au vice suprême de la violence, du terrorisme même, nos autorités peuvent-elles hésiter un seul instant à faire le bon choix ? Le seul bon choix aujourd’hui est dans la dépénalisation de la consommation du cannabis, ainsi que l’imposent la justice et une sage gestion d’un phénomène social qui a bien besoin de compréhension pour les victimes que sont les consommateurs que de répression. Celle-ci doit être réservée aux vrais coupables que sont les réseaux mafieux du trafic.
Le cannabis à l’épreuve de l’éthique islamique
Il est donc temps que l’État cesse de faire la guerre à la société au lieu de lutter efficacement contre elle ! Et à l’intention des moralisateurs religieux, rappelons que la morale islamique impose l’épreuve de la tentation, car l’interdit dans la foi d’islam n’est pas la disparition de la tentation. De fait, il a pour but que le fidèle vérifie par la tentation et au vu de l’interdit s’il est bien libre de tout esclavage à l’égard des passions inhérentes à la nature humaine, faible et imparfaite.
Aussi, l’éthique islamique authentique, si elle marque la nécessité du respect de la Loi religieuse et de la tradition prophétique, souligne l’impérieuse nécessité que cela soit fait par conviction et libre arbitre. Car la visée de la Loi de Dieu est l’intérêt de la créature faible et imparfaite par nature; et il est attesté qu’on ne peut faire entrer de force au paradis le fidèle qui doit faire acte de sa bonne foi.
En définitive pour qui se réclame du respect de la morale islamique correcte, ce serait avec l’effort soutenu à faire sur soi pour ne pas se laisser emporter par ses appétits et pulsions. Or, pour garder la maîtrise de soi vis-à-vis des tentations, dont la cannabique ici, elles doivent bien exister ! Ce qui permet de dire que la piété véritable en islam n’est pas l’abolition de la tentation, mais dans l’épreuve que doit pouvoir subir le croyant afin de faire acte de foi en y résistant librement; non point par peur de la sanction, mais par la force d’âme lui permettant de se maintenir en état de tranquille sérénité.
C’est cela la vraie foi d’islam que vicie sa compréhension intégriste ! Un symbole de la dictature : avec le maintien de la loi 52, c’est la consommation épisodique encore régnante en Tunisie qu’on cherche paradoxalement à transformer en dépendance des drogues plus dure. Car c’est à cause du harcèlement des consommateurs et surtout du passage par la prison qu’on devient accro non seulement à cette drogue douce, mais aux plus lourdes, s’y initiant en prison, meilleure école de toxicomanie.
Une loi contre la société conçue par la dictature
De plus, c’est une volonté délibérée de ne pas rompre avec le passé et la législation de la dictature puisqu’il s’agit d’une loi des plus sévères condensant les tares de l’ancien régime. Rappelons qu’elle a été conçue par le dictateur pour éloigner, aux yeux du monde, les soupçons de membres de sa famille proche pratiquant le trafic de drogue au vu et au su de tout le monde. Aussi a-t-il conçu cette loi honteuse contre la société, qui a brisé nombre de vies de jeunes innocents, des élèves pour la plupart, voyant leur avenir détruit pour un inoffensif joint, se retrouvant du jour au lendemain en prison pour un an au moins pour détention, sinon deux pour consommation.
Comment est-il possible de ne pas avoir aboli au lendemain de la révolution cette loi scélérate encore en vigueur et qui fait de nos jeunes des délinquants tout en étant le symbole honteux d’une dictature érigée contre le peuple et sa jeunesse ? Comment même ne pas avoir songé à réhabiliter les jeunes dont on a détruit l’avenir en décidant, non seulement d’abolir cette loi, mais de dédommager ses victimes ? Ne l’a-t-on pas fait pour ceux qui avaient attenté à l’ordre public, des délinquants donc, et qui se sont retrouvés réhabilités et dédommagés ? On dira qu’il s’agissait de politiques; mais la faute d’un politique qui a eu recours à la violence et au terrorisme n’est-elle pas plus grave que celle d’un innocent dont la seule faute n’aura été que de fumer un joint, et au pire d’attenter à sa seule santé ?
La réforme Caïd Essebsi n’en est pas une
Cette politique de deux poids deux mesures est inadmissible en une Tunisie se voulant un État de droit. Même le président défunt Caïd Essebsi qui s’est engagé durant sa campagne électorale à dépénaliser le cannabis ne l’a pas fait. Il a certes proposé une réforme qui a été, bien à tort, saluée par les militants pour la dépénalisation, étant donné qu’elle était venue faire en sorte que la prison ne soit plus obligatoirement prononcée, et donc que le jeune arrêté ne fasse pas d’office l’objet d’un mandat de dépôt.
Toutefois, la loi scélérate est restée en l’état; ainsi ce honteux symbole de la dictature continue-t-il à brimer les innocents comme on le vérifie toujours. En effet, si la prison n’est plus automatique, elle peut toujours être prononcée par le juge qui a juste la possibilité de ne pas en prononcer la peine, ce qui lui était exclu. De plus, la peine est toujours prononcée avec l’amende prévue et donc le casier judiciaire fatalement souillé. Où est l’éthique dans cette fausse réforme ?
Certes, on invoque les fameuses raisons de moralité; mais c’est se tromper et chercher à tromper ! En effet — et on l’a dit supra —, c’est la morale même qui commande, tout comme la justice, la dépénalisation du cannabis ! Retirer le cannabis de la liste des stupéfiants : Y a-t-il vraiment une intention sérieuse chez les plus justes et éthiques en Tunisie de lever une telle indignité faite à nos jeunes qui fument des joints de plus en plus et continuent donc à être assimilés à des délinquants ? Un amendement au dernier projet de loi gouvernemental soumis au parlement et conduisant à la dépénalisation existe déjà; pourquoi ne pas s’y référer ? Car on espère que nos autorités se réveillent enfin au vrai danger des drogues qui n’est représenté que par ce trafic des bandes organisées échappant encore à une sérieuse lutte qui ne concerne, bien à tort, que les innocents consommateurs.
Si jamais nos gouvernants étaient sérieux dans la volonté de justice aux jeunes, mais prétextent les difficultés de procédures légales, idéologiques ou mercantiles, ne devraient-ils pas décider tout simplement de retirer le cannabis de la liste des matières stupéfiantes? N’est-ce pas même la façon la plus rapide et la plus sérieuse de manifester une attitude juste et honnête en la matière? Outre cette solution pratique permettant de contourner les procédures empêchant ou retardant la nécessaire et fatale dépénalisation, pourquoi les ministres de l’Intérieur et de la Justice n’interviennent-ils pas, l’un pour interdire d’arrêter le fumeur de joint s’il s’avère qu’il ne s’agit que de consommation et non de trafic, et l’autre en ordonnant de classer sans suite les affaires pour simple consommation et/ou détention pour un usage privatif? Car si le trafic est l’affaire des forces de l’ordre, leur devoir même, la consommation ne relève de l’exclusif rayon d’action de la société civile et des associations de prévention. C’est bien ainsi qu’on réussira à prémunir nos jeunes des ravages des drogues. Alors, que les autorités tunisiennes répondent : qu’est-ce qui les empêche de dépénaliser le cannabis ?
Mémento cannabique pour une vraie réforme
Il importe, tout d’abord, de ne pas oublier l’origine de la loi 52, pire symbole de l’ordre déchu de la dictature. Il faut ensuite arrêter de confondre usage et trafic, l’usager n’étant qu’une victime des trafiquants qui sont souvent influents et intouchables. La preuve est bien donnée par la genèse de cette loi destinée à dédouaner la dictature éclaboussée par le scandale dans l’opinion publique internationale.
Il faut aussi cesser de croire à la nocivité du cannabis qui est inférieure à celle de la cigarette; aussi, il est bien immoral de pénaliser le cannabis bien moins nocif que la cigarette qu’il faut alors pénaliser si le premier n’est pas dépénalisé ! D’où que ce n’est point seulement la peine de prison qu’il importe d’annuler, mais la pénalisation du cannabis qui est devenue à la fois contreproductive et immorale en faisant plus de mal que le prétendu qu’on prétend éviter. Ce qui est contraire aux règles de l’islam les plus établies, qui entend toujours la justice par ses préceptes, non la violation des droits et des libertés, encore moins de brimer les innocents. Pour cela, pour être parfaitement moral et aller dans le sens des vrais préceptes de l’islam, il serait juste d’envisager non seulement de libérer les prévenus pour la consommation, mais de dédommager aussi les victimes, et même de présenter des excuses aux anciens persécutés par la loi scélérate de la dictature. On l’a bien vu pour les politiciens ayant eu recours à la violence et au terrorisme; que ne le fait-on pour ceux qui n’ont fait de tort à personne, à part, au pis, à eux-mêmes ?
Le cannabis est moins nocif que l’alcool et le tabac
Il est temps de s’en convaincre : le cannabis est à tort un délit; il n’est même pas une vraie drogue, pas plus en tout cas et bien moins nocive que l’alcool et le tabac. Aussi, en bonne logique du fait de l’immobilisme juridique et politique et faute de dépénalisation en bonne et due forme, tout scientifique qui se respecte en Tunisie devrait appeler à retirer le cannabis de la liste des drogues dures et des stupéfiants; cela débloquerait la situation dans la pratique par un simple acte administratif du ministère de la Santé.
Quant aux textes qui commencent à refleurir et qui n’osent pas remettre appeler à l’abolition de la loi scélérate, ils ne sont que des réformettes, au mieux, semblables à ce qui a été récemment fait et qui n’a pas empêché la poursuite des violations des droits citoyens les plus basiques. Aucune réforme ne sera vraiment salutaire si elle n’agit pas sur la cause du mal qui demeura la pénalisation de la consommation de ce qui n’est qu’une drogue douce dont seul l’abus, comme pour l’alcool, peut devenir dangereux.
Moins nocif que la cigarette, le cannabis est même très utile pour certaines affections, d’où la multiplication dans le monde, y compris la France — notre modèle en la matière — qui, malgré sa législation encore répressive, a dépénalisé l’usage récréatif du cannabis et commence à envisager plus sérieusement sa dépénalisation. Car seule une dépénalisation totale de la consommation du cannabis aidera à maîtriser le vrai fléau qu’est son trafic ainsi que le recommandent les experts les plus crédibles.
* Ancien diplomate et écrivain.
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