Depuis quelque temps, les éleveurs ne cessent de manifester leur mécontentement au sujet de l’augmentation continue du prix des aliments du bétail. Associée à une chute importante des ventes, suite au repli induit par la pandémie de la Covid-19 dans les secteurs de l’hôtellerie et la restauration, cette hausse des prix des concentrés a conduit à la faillite de nombreux éleveurs et la vente ou l’abattage du cheptel.
Par Ridha Bergaoui *
Un peu d’histoire
Il y a une cinquantaine d’années, le Tunisien consommait très peu de produits d’origine animale (viande, lait et œufs). Avec le changement du mode de vie, l’augmentation du pouvoir d’achat et l’ouverture du pays sur le tourisme, de nouvelles habitudes se sont installées chez le Tunisien qui a fini par adopter un régime diversifié avec une part importante de lait, de viande et d’œufs.
Pour faire face à une demande de plus en plus croissante en produits d’origine animale, l’Etat tunisien a mis au point à partir de l’indépendance, et à travers les différents plans quinquennaux de développement, diverses stratégies pour développer le secteur de l’élevage. L’Etat a dû motiver les éleveurs grâce à un système de subventions et de prêts à très faibles taux d’intérêt. Les aliments concentrés du bétail ont été cédés aux éleveurs à des prix symboliques.
Les années 1970 ont connu un développement fulgurant de l’élevage avicole intensif et la mise en place des différents maillons d’une filière avicole moderne (élevage de reproducteurs, couvoirs, usines d’aliments…). L’élevage bovin laitier suivra un peu plus tard.
En 1990, la Tunisie a arrêté toute importation de lait et a connu, pour la première fois, l’autosuffisance en ce produit de grande consommation dont la demande ne cesse de progresser. La production a suivi l’évolution de la consommation pour satisfaire la demande locale, le secteur touristique et même exporter un excédent occasionnel.
Elevage bovin hors sol
La Tunisie est parvenue à l’autosuffisance en lait grâce à la création de nouveaux bassins laitiers au Sahel et au sud et au développement d’un réseau de centres de collecte qui couvrent l’ensemble du pays. Implantés particulièrement dans les régions de Sousse, Mahdia, Sfax et Gabes, les élevages hors sol représentent aujourd’hui la moitié des élevages laitiers (GIVR).
Les vaches, logées dans de petits abris, sont nourries essentiellement de concentré avec un complément de foin ou plutôt de la paille comme aliment de lest. Quelques déchets végétaux et du pain rassis sont utilisés occasionnellement selon les disponibilités. La main d’œuvre est essentiellement familiale et le lait est vendu soit à des pâtisseries-cafés-crémeries soit à des centres de collecte.
Cet élevage a connu au début de son lancement un franc succès. Toutefois avec l’augmentation continue du prix du concentré et le blocage du prix de cession du lait par l’éleveur aux centres de collecte, les marges bénéficières se sont réduites d’une façon catastrophique et les éleveurs n’arrivent même plus à couvrir les frais alimentaires de leur cheptel. De nombreux petits éleveurs ont dû se débarrasser de leurs vaches et arrêter cet élevage devenu peu attractif.
Il faut remarquer que les élevages laitiers fournissent du lait mais également de la viande (engraissement des veaux issus de ces élevages et abattage des vaches de réforme). La chute des effectifs des laitières entraîne une chute de la production de lait et également une diminution de la production de viande.
Cet élevage artificiel, basé sur l’achat des aliments et des divers intrants, est à l’opposé d’un élevage durable. De nombreux spécialistes prévoyaient, dès le début, l’échec de ce type de spéculation. Toutefois, les politiciens avaient poussé vers le développement de ce type d’élevage dans l’intention de créer de l’emploi et contribuer à atteindre l’autosuffisance en lait et viande.
Le maïs et le soja, deux composants essentiels des aliments du bétail
Le maïs et le tourteau de soja représentent les deux composants essentiels des concentrés destinés à l’alimentation animale. Sur le plan nutritionnel, ces deux aliments se complètent parfaitement et leurs combinaisons permettent de couvrir les besoins nutritionnels de la plupart des animaux (apports en énergie, protéines, acides aminés essentiels, minéraux…).
Ces deux aliments sont importées en des quantités de plus en plus croissantes pour faire face aux besoins de l’élevage avicole et celui des ruminants surtout la vache laitière et l’engraissement.
La consommation nationale annuelle de tourteau de soja est d’environ 600.000 tonnes dont 70% sont utilisés dans les aliments volaille. Avec la création de deux usines de trituration des graines de soja (Carthage Grains et Poulina), la Tunisie n’importe plus du tourteau de soja mais des graines de soja triturées sur place pour extraire de l’huile pour la cuisine et le tourteau valorisé dans l’alimentation animale.
En 2020, la Tunisie a importé 1.032.500 tonnes de maïs et plus de 650.000 de soja (Onagri, MAPRH).
Hausse du prix des produits agricoles au niveau mondial
Les disponibilités du maïs et soja, dépendent des conditions climatiques dans les régions productrices surtout en Amérique. La demande connait de fortes pressions surtout de la part de la Chine, devenue un très gros consommateur de produits agricoles.
Les prix varient en fonction de l’offre et de la demande. La tendance d’une façon générale est à la hausse. Avec la crise de la Covid-19, cette tendance va certainement persister pour encore quelque temps.
Pour les productions animales, l’alimentation est le principal poste de dépense. Selon le système de production, ce poste représente de 65 à 70% du prix de revient des produits (lait, viande ou œufs). De l’autre côté, et afin de sauvegarder le pouvoir d’achat du consommateur, l’Etat intervient pour plafonner ou subventionner les produits alimentaires essentiels dont le lait demi-écrémé, les œufs et la viande. L’éleveur voit sa marge se réduire, il enregistre plutôt des pertes importantes que le petit éleveur, dont les moyens financiers sont très faibles, est incapable de supporter. Celui-ci est acculé à se débarrasser de ses animaux à n’importe quel prix et à chercher un créneau plus rentable.
Conditions d’un élevage rentable
Il est possible de rencontrer des éleveurs très compétents qui maîtrisent parfaitement la conduite de leurs troupeaux soit qu’ils sont diplômés d’une école d’agriculture soit qu’ils ont acquis une longue expérience et sont des passionnés de l’élevage. Toutefois, la plus grande partie des personnes qui s’occupent de l’élevage n’ont pas la formation nécessaire s’agissant d’un simple ouvrier, d’un membre de la famille ou du propriétaire lui-même.
Par ailleurs, les faibles moyens octroyés aux organismes d’encadrement et de vulgarisation (OEP, CRDA et CTV, UTAP et autres organismes officiels) ne permettent pas de toucher tous les éleveurs et de faire régulièrement le suivi des élevages et dispenser les conseils aux éleveurs pour les former et les renseigner. De la technicité et professionnalisme de l’éleveur dépend l’état et la santé du troupeau, ses performances et la rentabilité de l’élevage. Pour être rentable, celui-ci doit répondre aux normes techniques connues relatives aux paramètres de reproduction, la mortalité, la consommation d’aliment, et aux performances quantitatives et qualitatives de la production envisagée.
La technicité de l’éleveur est d’autant plus importante que l’animal a fait l’objet d’une sélection génétique poussée. C’est le cas de la vache Holstein, qui représente la plus grande partie du cheptel laitier, et qui est une véritable machine à lait capable de produire dans de bonnes conditions d’élevage jusqu’à 60 litres/jour. C’est une excellente laitière, toutefois elle est très exigentes et sensible à une mauvaise conduite et aux erreurs d’élevage.
À côté du potentiel génétique de l’animal, le facteur alimentation (quantitative et qualitative) détermine non seulement les performances productives de l’animal mais également ses performances reproductives, son état de santé et sa longévité. Une alimentation insuffisante et/ou déséquilibrée entraîne une faible production, des difficultés de reproduction, des pathologies nutritionnelles et diverses entraînant une réforme précoce de l’animal.
Enfin les conditions de logement, l’hygiène sanitaire et vétérinaire et la conduite de la reproduction interviennent dans la détermination de la productivité du troupeau et la rentabilité de l’élevage. Une bonne détection des chaleurs et une insémination dans les délais sont des gages de bonnes performances reproductives. La chaleur et le stress thermique ont une incidence négative sur le confort des animaux allant de la chute de la consommation d’aliments et des performances à la mort par hyperthermie. La sécheresse a un effet indirect, elle entraîne une diminution des disponibilités fourragères et des performances de production et de reproduction. Elle favorise également la multiplication des pathologies et du parasitisme.
Un animal performant, une alimentation adéquate et un environnement d’élevage propice permettent d’obtenir de bonnes performances. Toutefois, en matière d’élevage, la bonne technicité de l’éleveur et son sens de l’observation sont les véritables gages de réussite. En effet, il est bien admis que «c’est l’œil du maître qui engraisse le cheval».
* Professeur universitaire.
Prochain article : 2- Pour un élevage performant et durable
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