Les conséquences de la crise politique à la tête de l’Etat en Tunisie sont dramatiques : un pays à la dérive, un Etat en déliquescence, une économie en déshérence, une paupérisation galopante pour la majorité des citoyens, une société gangrenée par une corruption tentaculaire et, pour ne rien arranger, une pandémie en phase de recrudescence et contre laquelle les pouvoirs publics semblent désarmés. Que peut faire le président Kaïs Saïed ?
Par Abderrahman Jerraya *
On a beau se dire qu’on se sent peu concernés par les chamailleries que se livrent les deux têtes de l’Etat à savoir le président de la république et celui de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le chef du gouvernement étant sinon l’otage de ce dernier, du moins son obligé. Et pour cause, la majorité des Tunisiens est accaparée par des soucis quotidiens. À l’ère de la Covid-19, c’est leur gagne-pain qui est menacé. Pour d’autres, c’est l’effet psychologique du confinement auquel s’ajoute l’angoisse d’être contaminés. Enfin pour d’autres, c’est le dilemme entre braver le virus ou succomber au spectre de la faim. Ainsi, ils ne peuvent qu’être des spectateurs résignés,déçus,trahis, voire indignés face à ces querelles dont ils n’ont cure. D’autant que les messages qui leur sont adressés sont loin d’être rassurants, étant souvent contradictoires, inintelligibles, déroutants, n’inspirant pas confiance. Et qui plus est, prononcés sur un ton parfois solennel, grandiloquent, accusateur envers les corrompus. Lénifiant, doucereux ou au contraire fielleux, agressif, menaçant, partisan des «deux poids deux mesures». Hésitant, parfois péremptoire, déterminé, traduisant l’expression «j’y suis, j’y reste».
Les ponts sont coupés entre les trois protagonistes à la tête de l’Etat
L’on comprend qu’avec de tels monologues et de telles postures, la rupture est consommée, les ponts sont coupés entre les trois protagonistes. Tout au moins entre les deux têtes de l’exécutif et entre le président de la république et celui de l’ARP.
Les conséquences en sont dramatiques, certes aggravées par une pandémie en phase de recrudescence. Un pays à la dérive, un Etat en déliquescence, une économie en déshérence, une paupérisation galopante pour la majorité des Tunisiens, une société gangrénée par une corruption tentaculaire.
Voilà où nous en sommes depuis un certain temps avec :
1) un président de la république atypique, Kaïs Saïed, indépendant de tout parti, nourrissant l’idée de changer tout le système politique de fond en comble, en préconisant lui substituer un autre dont la cheville ouvrière sera constituée par des comités populaires élus à l’échelle de la «imada» (sous-préfecture). Dans l’immédiat, il se contente lorsque, l’occasion se présente, de proposer des chefs de gouvernement qui lui soient acquis, feignant d’ignorer que le pouvoir de faire et de défaire les gouvernements se trouve au Bardo et non à Carthage;
2) un président de l’ARP, Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahdha, qui s’emploie à poursuivre avec persévérance un projet de jeunesse visant la mise en place d’un système politique basé sur le califat. Et à cette fin, tous les moyens étaient bons. Il fallait d’abord être aux commandes. Il y est parvenu grâce à une constitution («la meilleure du monde», disait Mustapha Ben Jaâfar, ancien président de l’Assemblée nationale constituante) et une loi électorale élaborées sur mesure lui permettant de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir.
Last but no least, il s’ingénie à se mettre derrière un paravent, une personnalité sans étiquette, une marionnette pour ne pas avoir à assumer les aléas et déconvenues du pouvoir. Pour lui l’important, c’est d’avoir la main sur deux ministères régaliens : la Justice et l’Intérieur; et de placer ses sbires dans des institutions et organismes publics même en sureffectif.
L’on comprend dès lors pourquoi les indicateurs économiques sont au rouge alors que la masse salariale des fonctionnaires a atteint des proportions considérables, phénomène, paraît-il, unique dans le monde.
Comment sortir de l’impasse institutionnelle et de la crise socio-économique ?
Certes des initiatives ont été proposées ici et là pour sortir de l’impasse institutionnelle et de la crise socio-économique dans lesquelles se débat le pays. Mais elles n’ont guère de chance d’aboutir eu égard aux divergences, dissensions, malveillances dont font état la plupart des acteurs politiques. Pour avoir un climat assaini où ne prévaut que l’intérêt supérieur du pays, il faut les mettre hors-jeu, toutes tendances confondues. Ils ont perdu toute crédibilité auprès de leurs électeurs respectifs. En témoigne leur classement dans les sondages d’opinion. À deux exceptions près, celle d’Ennahdha, un parti ayant un référent religieux n’obéissant pas aux critères d’évaluation habituellement utilisés et celle du Parti destourien libre (PDL), un parti dans l’opposition.
Alors Comment faire? En s’appuyant naturellement sur une procédure légale à savoir le recours à la voie du référendum. À supposer qu’une telle disposition ait été prévue par la présente constitution, il suffirait que le président de la république prenne lui-même l’initiative. Lui seul a la légitimité et les prérogatives pour en décider. À lui, donc, de charger un comité d’experts en droit constitutionnel avec pour mission de rédiger en leur âme et conscience deux documents : l’un portant sur un projet de constitution et l’autre sur un projet de loi électorale. Lesquels seront finalisés par un comité plus élargi comprenant, outre les membres de la rédaction des documents susmentionnés, des spécialistes venus d’autres horizons et mandatés par les instances dont ils relèvent (association de juristes, d’avocats, des composantes de la société civile …) de telle manière que tous les corps constitués soient représentés. Une fois achevés dans les délais impartis, ces documents dûment motivés seront portés à la connaissance du peuple sur lesquels il sera appelé à se prononcer par voie de référendum.
Il est entendu que le projet de constitution doit être clair, sans ambiguïté pour toutes les dispositions qu’il comporte et plus particulièrement quant au régime politique retenu. Pour ce qui est du projet de loi électorale, il doit viser, entre autres, à restreindre le nombre des partis pour faire en sorte que seulement un petit nombre d’entre eux parvienne à être présent au parlement.
Le changement par voie la référendaire ou la 3e République
La procédure qui vient d’être décrite est donnée à titre indicatif. L’on peut procéder autrement. L’essentiel c’est qu’il soit achevé en quelques mois; car il y a péril en la demeure!
Bien informée sur les intentions et les enjeux qui sous-tendent l’appel à voter, il y a de fortes chances que le peuple se prononce majoritairement pour le «oui», pour le changement.
En 1958, Charles De Gaule en sa qualité de président du conseil des ministres n’avait pas agi autrement. Prenant acte de l’incurie du régime parlementaire jusque-là en vigueur dans son pays, il n’avait pas hésité à lui substituer un régime présidentiel inaugurant par-là l’avènement de la 5e République. C’était un véritable tournant, en termes aussi bien de gouvernance et de redressement socio-économique que de visions géostratégiques prometteuses. Ainsi, la France a connu depuis, en peu d’années, à la fois stabilité politique, croissance économique, progrès social, et retrouvé sa grandeur et son rayonnement d’antan.
En lançant une telle initiative, le président de la république prendra rendez-vous avec l’Histoire, donnera de l’espoir aux Tunisiens. Il sera le sauveur de la Tunisie qui lui sera à jamais reconnaissante.
* Universitaire.
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