Tel Don Quichotte guerroyant contre des partis politiques devenus de véritables moulins à vent ou des usines à gaz, Kaïs Saïed est enfermé dans sa bulle du Palais de Carthage où son unique souci est de se prouver à lui-même qu’il a raison et que tous ses adversaires ont tort. Une démonstration inutile et, surtout, coûteuse pour un pays au bord de la banqueroute et dont l’économie respire (pour combien de temps encore?) avec une paille.
Par Ridha Kéfi
Bien sûr, tout cela n’avance en rien les Tunisiens, qui appréhendent l’avenir avec beaucoup d’angoisse et se demandent si demain leurs salaires ou leurs pensions de retraite leur seront versés à la fin du mois, tout en continuant à faire confiance à cet homme aux abois, qui s’enferme de plus en plus dans ses certitudes en passe de devenir des dogmes quasi-religieux.
Kaïs Saïed a raison, cela va presque de soi, la preuve : il reste l’homme le plus populaire en Tunisie, malgré un bilan quasi-nul sinon catastrophique, puisque non seulement il a accaparé tous les pouvoirs à la faveur des mesures exceptionnelles annoncées le 25 juillet 2021, mais il n’a presque rien fait depuis, sauf peut-être bloquer davantage un pays déjà bloqué, et dans cet art d’arrondir les cercles et de brasser du vent, il a montré, jusque-là, de grands talents.
L’homme qui a toujours raison
Donc, M. Saïed a, de toutes les manières, raison et il n’a même besoin de nous le prouver, comme il s’entête à vouloir inutilement le faire, en recevant des personnalités de divers horizons qu’il réduit au statut de comparses ou de spectateurs obligés de ses speechs ennuyeusement redondants sur le droit constitutionnel – c’est à croire que c’est sa seule compétence et qu’il va continuer à nous en faire interminablement la leçon –, comme il l’a fait hier, mardi 14 septembre, en recevant trois de ses anciens collègues, professeurs de droit spécialistes de droit constitutionnel: Sadok Belaid, Mohamed Salah Ben Aissa et Amine Mahfoudh. Étonnamment bienveillants et encaissant ses paroles d’oracle avec une quasi-résignation. J’aurais bien aimé boire un café avec l’un d’eux à l’issue de cette audience pour écouter ses impressions.
Cela dit, on fera remarquer au passage que Kaïs Saïed, qui semble ne pas supporter la contradiction d’où qu’elle vienne, a «sélectionné» les trois spécialistes qui sont d’accord avec sa démarche politique et exclu ceux qui critiquent les outrages qu’il a faits à la constitution de 2014, en vertu de laquelle il avait été élu président, qu’il a utilisée pour accaparer tous les pouvoirs et qu’il veut aujourd’hui jeter à la poubelle.
Fidèle à son habitude, M. Saïed s’est gardé aussi de donner la parole à ses hôtes, se contentant de faire diffuser, par les services de la présidence, la vidéo de sa propre prestation, dans une sorte de monologue assommant de béate auto-satisfaction. Narcisse a fait un émule au palais de Carthage…
Voilà pour la forme, qui n’est pas, on se sait, le point fort du président Saïed, mais qu’en est-il du contenu ? Ce que le chef de l’Etat a dit hier est pour le moins inquiétant.
Pour le gouvernement, rien ne presse. D’ailleurs le pays fonctionne mieux sans et certains directeurs généraux sont contents de s’être débarrassés de leurs ministres, inutiles et encombrants. Pour rappel, la Tunisie a vécu longtemps, au lendemain de l’indépendance, en 1956, sans ministres et, surtout, sans Premier ministre, le premier en date, Hedi Nouira, ayant été nommé en 1970. Doit-on donc passer outre ?
Là, M. Saïed reste évasif : il va finir par nommer un jour un gouvernement, mais plus que la composition de celui-ci, c’est la politique qu’il est censé suivre qui importe à ses yeux. Alors quid de cette politique ? Mystère et boule de gomme… On va encore attendre pour être éclairés sur cette question, même si on va beaucoup perdre dans l’intervalle, notamment sur le plan économique où les urgences se font le plus ressentir.
Vers une «nouvelle révolution»
Sur un autre plan, Kaïs Saïed nous a confirmé ce que nous pressentions déjà, à savoir qu’il va faire amender la constitution de 2014 ou, peut-être même l’abroger, et la remplacer par une autre qui soit plus conforme à sa vision d’un régime présidentiel fort où le parlement aurait un rôle moins central. Il a beaucoup insisté sur l’idée empruntée à Bourguiba qu’une constitution n’est jamais achevée et qu’elle est susceptible d’évoluer avec le temps et que celle de 2014 était faite sur mesure par des mafias ayant soumis le pays à leur emprise pour espérer le voir respecter encore ce texte à ses yeux déjà mort. Les partis qui en parlent encore du matin au soir et s’y accrochent comme à une planche de salut n’ont-ils pas compris que, dans la tête du président, comme dans celle d’une écrasante majorité de Tunisiens, cette constitution-là est déjà enterrée ?
Il reste cependant à espérer que la «nouvelle révolution» à laquelle Kaïs Saïed semble vouloir convertir les Tunisiens, par petites touches consécutives, sera mise en œuvre avec les moindres dégâts, le temps étant compté et la marge de manœuvre étriquée pour permettre encore des ratés dont le pays se passerait volontiers.
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