Kaïs Saïed affectionne les symboles, et s’il a choisi de faire son discours d’hier soir à Sidi Bouzid c’est pour signifier qu’il compte rester au service du pays profond, celui a déclenché l’étincelle de la révolution le 17 décembre 2010 dans cette ville agricole du centre de la Tunisie, et non celle du 14 janvier 2011, qui a été plutôt, selon lui, le début de la prise en main des destinées du pays par l’Etat profond et la restauration du «système corrompu» contrôlé par les lobbys politico-affairistes. Dans sa tête, donc, la révolution, interrompue le 14 janvier 2011, a été relancée par son acte fondateur du 25 juillet 2021.
Par Ridha Kéfi
Ceux qui attendaient de nouvelles annonces lors du discours prononcé hier soir, lundi 20 septembre 2021, au siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, par le président de la république, en ont finalement eu pour leur frais. Si beaucoup de Tunisiens trouvent le temps long depuis l’activation de l’article 80 de la constitution de 2014 et l’annonce des «mesures exceptionnelles», le 25 juillet dernier, Kaïs Saïed, lui, n’est nullement pressé, mais refuse d’être bousculé par ceux qui l’accusent de temporiser, de faire durer le mystère sur ses projets pour le pays voire de ne pas connaître lui-même la suite à donner à son coup de force qui s’est traduit par le limogeage du chef du gouvernement et le gel du parlement. C’est à croire que le chef de l’Etat n’a pas le même sens de l’urgence que le commun des Tunisiens. Mais que nous dit Saïed que nous ne sachions déjà, puisque ses prestations se suivent et se ressemblent et qu’il ne cesse de se répéter et de marteler pratiquement les mêmes messages ?
Des «dispositions transitoires»
Saïed nous dit qu’il n’y aura pas de retour à la situation ayant prévalu avant le 25-Juillet, que les «mesures exceptionnelles» vont se poursuivre jusqu’à la cessation des conditions ayant présidé à leur annonce et qu’elles vont donner lieu, prochainement (sans précision de date ou de délai), à des «dispositions transitoires», laissant entendre par là que la constitution de 2014, en vertu de la quelle il avait été lui-même élu, sera abolie, le parlement dissout et une réorganisation provisoire du pouvoir transitoire annoncée. Le président ne dit pas cela clairement, mais cette «feuille de route» découle de ses déclarations, même s’il continue de marteler, sans admettre qu’il se contredit, qu’il continuera de respecter les termes de cette constitution, notamment en ce qui concerne les droits et les libertés des citoyens, constitution dont il a pourtant déjà dit, à plusieurs reprises, tout le mal qu’il en pense.
Le président Saïed n’a pas clairement dit qu’il va faire élaborer une nouvelle constitution plus conforme à sa conception d’un pouvoir présidentiel fort qui restaure l’autorité de l’Etat et de faire adopter ce nouveau texte par référendum, comme l’y invitent beaucoup de ses partisans, de manière à donner la parole directement au peuple qui a été spoliée de sa volonté par des élus non représentatifs et dont le seul souci était de défendre les intérêts des lobbys et des groupes d’intérêt.
Les lois étaient négociées dans les coulisses de l’assemblée et votées par les députés contre de grosses sommes d’argent, a encore martelé le président, en faisant également part de sa détermination à faire amender la loi électorale et à organiser des élections anticipées selon de nouvelles règles permettant une meilleure représentativité du peuple à l’échelle locale et dotant ce dernier de la possibilité de contrôler ses élus de manière directe et permanente.
A ce propos, une question se pose : Saïed ira-t-il jusqu’à mettre son propre mandat en jeu en organisant des élections présidentielles anticipées, comme le voudrait la logique de son projet de réforme constitutionnelle ? Le chef de l’Etat a été évasif à ce sujet, comme pour se ménager une marge de manœuvre face à ses détracteurs qui ne manqueront pas de s’opposer à ses projets qui menacent leur existence politique même.
S’il n’a pas vraiment fait de nouvelles annonces, Kaïs Saïed a cependant confirmé sa détermination à aller jusqu’au bout de ses intentions, quoi qu’il en coûte, et cela coûtera sans doute beaucoup à la Tunisie, surtout sur le plan économique, car l’argent, on le sait, a horreur de l’incertitude, laquelle est appelée à se poursuivre encore quelque temps. Pour combien de temps ? Bien malin celui qui pourra répondre à cette question, car tout dépend des réelles capacités d’un homme, Kaïs Saïed en l’occurrence, à mener sa barque à bon port, contre vents et marées. Et vents et marées, il y en aura sûrement que le président, de par même son tempérament buté, sa rigidité doctrinale et son refus de tout dialogue avec le «système corrompu» («mandhouma fassida») qu’il abhorre et avec lequel il veut rompre radicalement et définitivement, va rendre particulièrement féroces. Donc, avis de tempêtes à l’horizon !
La révolution continue
Saïed affectionne les symboles, et s’il a choisi de faire son discours à Sidi Bouzid c’est pour signifier qu’il compte rester au service du pays profond, celui a déclenché l’étincelle de la révolution le 17 décembre 2010 dans cette ville agricole du centre de la Tunisie, et non celle du 14 janvier 2011, qui a été plutôt, selon lui, le début de la prise en main des destinées du pays par l’Etat profond et la restauration du «système corrompu» contrôlé par les lobbys politico-affairistes. Dans sa tête, donc, la révolution, interrompue le 14 janvier 2011, a été relancée par son acte fondateur du 25 juillet 2021.
La révolution va donc se poursuivre et elle sera portée, cette fois, par une nouvelle classe politique. D’ailleurs, expliquera-t-il, en réponse à ceux qui lui reprochent d’hésiter, de temporiser et de faire perdre du temps au pays, il est en train de faire le tri («al-farz»), parmi les candidats au gouvernement, entre les vrais patriotes à l’écoute du peuple et les agents de l’Etat profond au service des groupes d’intérêt. «Il ne s’agit pas de changer de gouvernement mais de changer de système», martèle-t-il.
Tout un programme qui ne saurait être enfermé dans une temporalité étriquée de technocrates, ce que les adversaires de Saïed et les partenaires étrangers de la Tunisie ne parviennent toujours pas à comprendre en le pressant de décliner sa «feuille de route» et de nommer illico presto un gouvernement. «Le pays fonctionne mieux sans gouvernement», fait-il d’ailleurs remarquer, sans ironie aucune.
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