Nous aurions hésité de comparer Habib Bourguiba à Kaïs Saïed, les deux hommes étant si différents par leurs formations, leurs visions du monde et de la société et leur parcours politiques, mais c’est l’actuel président de la république qui, par ses postures de quasi libérateur de la nation, nous a imposé cette comparaison. Nous allons alors la tenter, dans cet article, non pas au niveau des idées, mais de celui de l’action politique et de la méthode de gouvernement.
Par Mounir Chebil *
Le 31 juillet 1954, l’autonomie interne est reconnue à la Tunisie. Le 18 août 1954, Tahar Ben Ammar forme le premier gouvernement. Le 20 mars 1956, la Tunisie obtient son indépendance, reconnue par la France. Habib Bourguiba est désigné le 11 avril 1956 Premier ministre et annonce la composition de son gouvernement succédant ainsi au gouvernement Tahar Ben Ammar qui démissionne. Le leader du Néo-Destour a un programme avant son investiture et a réuni les hommes qui vont le mettre en œuvre. Il n’a pas attendu plus de 60 jours pour former un gouvernement qui n’a aucun programme, comme ce sera la cas, après l’annonce des «mesures exceptionnelles», le 25 juillet 2021, par le président de la république Kaïs Saïed. Deux époques, deux hommes et deux démarches qui, par leurs contrastes, donnent à réfléchir.
Flash-back. La construction du pays est une question urgente. Donc, le gouvernement constitué au lendemain de l’indépendance s’est attelé à la tâche dès les premiers jours de son entrée en fonction. Il y avait un programme de développement et un projet sociétal à réaliser. Sur le plan économique et social, Bourguiba avait dès le départ des priorités : l’enseignement, la santé, l’économie. Il n’a attendu ni dialogue national, ni consultations populaires. Il savait les attentes du pays et il fallait des réponses immédiates malgré les faibles ressources nationales, indépendamment des dissidences, des réflexes tribaux, claniques ou régionalistes.
Un gouvernement, ça se met immédiatement au travail
Pour ces réponses, on reproduit, à titre d’exemple, son discours prononcé le 12 octobre 1956 à Tunis. Il l’a entamé par ces propos : « Nous reprenons nos discours hebdomadaires… pour annoncer dans le détail, ce qui se passe dans le pays pour permettre au peuple d’assimiler la politique du gouvernement et suivre son action». Dans ce discours, il a traité, sans démagogie, de la politique de l’enseignement et il a déclaré : «Sans prétendre avoir scolarisé tous les élèves en âge de scolarisation, force est de reconnaître que nous avons fait une grande étape dans ce domaine et je m’engage à atteindre le but d’une scolarisation totale dans les plus brefs délais. Dans ce cadre nous avons construit à la date de cette année scolaire, 500 nouvelles classes pour 25 000 nouveaux élèves et le nombre des élèves en primaire et au secondaire a atteint les 230 000 élèves… Pour l’encadrement nous avons construit trois écoles d’instituteurs à Sousse, Sfax et Monastir, et d’autres écoles verront le jour en octobre prochain (en 1957) à Bizerte et au Kef, et au mois d’octobre 1958 à Gabès, Kairouan et Béja, et octobre 1959 à Gafsa, Mahdia et Nabeul…»
Pour ce qui est des cantines, le Premier ministre Habib Bourguiba a précisé dans le même discours : «La caisse de l’enfance instituée en juillet 1956 (trois mois après son investiture en tant que premier ministres, Ndlr) a permis de mobiliser 170 millions pour les restaurants scolaires après un budget ne dépassant pas les 50 000, et de servir 70 877 repas au lieu de 20 000 en 1955, en plus du goûter servi à l’après-midi. Par ailleurs, nous avons mobilisé 35 millions pour les fournitures scolaires à distribuer gratuitement aux élèves pauvres, et nous nous engageons à réaliser des hôpitaux scolaires réservés aux enfants et équipés d’un matériel moderne… Le gouvernement a alloué un budget plus important pour l’enseignement secondaire et supérieur… Voilà ce que nous avons pu réaliser dans ce bref délai et nous avons déjà entamé les préparatifs pour l’année prochaine» 1. Je crois qu’on ne peut être aussi clair. Le gouvernement avait son programme pour l’immédiat, le mettait en œuvre sans tergiverser et planifiait déjà l’avenir.
Ni état des lieux, ni solutions, ni réformes, ni réalisations
Le président de la république Kaïs Saïed est depuis plus de deux ans à Carthage. Cette période lui permettait d’être au courant de la situation du pays et de concevoir des solutions pour ses problèmes économiques, financiers et sociaux. Il s’est avéré qu’il n’en est rien. S’étant auto-sacré, le 25 juillet 2021, «Roi soleil», il a présidé, vendredi 21 octobre, le conseil des ministres, pour orienter, en principe, le gouvernement vers des objectifs clairs et palpables. C’est ce que j’ai cru comprendre d’une personne qui a passé deux années à se lamenter de ne pas avoir des prérogatives pour agir sur les affaires du pays. Tout le monde l’avait pris en pitié et ses partisans le présentaient comme Moïse faiseur de miracles.
En cette soirée du 21 juillet, je me suis planté devant la télé pour entendre le Messie attendant l’annonce de réformes structurelles, de budget complémentaire pour l’année 2021 et de projet de budget pour 2022. Présidant le conseil des ministres, celui qui accapare tous les pouvoirs dans le pays a parlé, lui aussi, de l’enseignement, mais en des termes généraux et imprécis : «Enseignement public, écoles privées, lycées privés, élèves des parents riches, parents pauvres, système détérioré…» On dirait un chef de l’opposition.
À l’entendre, je me suis mis à m’arracher les cheveux jusqu’à devenir chauve tellement le discours était incongru et incompréhensible. Suis-je devenu bête? J’ai été rassuré du contraire quand mon beau-frère, devin de renom, était lui aussi incapable de démêler l’écheveau. Point de détail sur l’état des lieux, point de solutions, de réformes et de réalisations à faire… Attendons la lampe magique
Quand on n’a pas de programme et que les idées ne sont pas claires, on ne peut rien dire et on ne peut rien programmer. Bourguiba est nommé Premier ministre en avril 1956 et dès le premier jour il a commencé à exécuter un programme déjà élaboré et rendait compte au peuple en des termes précis de son action, presque chaque semaine.
Flash-back. C’est de l’économie et plus particulièrement de l’agriculture que Bourguiba a traité dans son discours prononcé à Tunis le 19 octobre 1956, une semaine après le discours premier. Il l’a entamé en ces termes : «Je vous ai promis la semaine dernière de vous parler des réalisations accomplies par le gouvernement dans le domaine économique…» Puis il annonçait : «À la fin de ce mois ou le début du mois prochain, le gouvernement va procéder à la distribution 10 000 hectares de terrains agricoles fertiles aux citoyens, ces terres se situent à dans diverses zones du pays tels Bizerte, le Cap Bon, El-Hamma, le Djérid et autres… Nous allons distribuer ces terres après leur viabilisation et sur la base de contrats d’appropriation et des titres de propriété individuels… Ces terrains nous allons les délivrer plantés en arbres, disposant de l’eau et prêtes pour la production… Nous allons être obligés d’imposer à chaque exploitant le type de production à faire selon la nature du terrain et ses potentialités… Une autre condition, l’obligation de s’affilier dans les coopératives de services qui mettront à la disposition des agriculteurs les machines agricoles et les semences… Le gouvernement ne délivrera pas les terres sans une structure urbaine. Nous construirons des villages agricoles dans tout le pays. Cette année même (c’est-à-dire jusqu’à fin décembre 1956) nous construirons au moins 10 villages. Chaque famille disposera d’une maison et d’un terrain attenant de 1000 mètres carrés. Le village disposera de son école et de sa mosquée…» 2. Même les pierres avaient fait signe qu’elles avaient compris de quoi il s’agissait.
L’utopie conseilliste pour tout programme
Le président Saïed, alors que le pays est à l’agonie, et il le sait, nous annonce qu’il va organiser un dialogue national au niveau de chaque délégation pendant une durée indéterminée qui sera clôturé par un congrès. Cette consultation nationale déterminerait le devenir du pays au niveau économique et politique. C’est un aveu qu’il n’a aucun programme, à part son utopie conseilliste qui se cherche et à laquelle, plus d’un siècle après, les philosophes conseillistes d’extrême gauche de par le monde n’ont pas encore trouvé un schéma cohérent d’application.
Le gouvernement doit-il attendre la fin des consultations des illuminés de Saïed pour entamer des réformes? S’il en est ainsi, un budget supplémentaire doit être alloué pour l’achat d’oreillers bien douillets aux ministres. C’est à cet effet que le président de la république nous a demandé, dans son discours programme au conseil des ministres, de faire des économies : il faut bien trouver les ressources nécessaires pour ces oreillers.
* Ancien cadre de l’Etat à la retraite.
Notes :
1- Habib Bourguiba, recueil de discours 1956/1957, TIII, publications du secrétariat d’Etat à l’information, Tunis, pages 11 à 14.
2- Même source, pages 24 à 27.
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