En présentant le détail de sa feuille de route d’ici à la tenue des élections législatives anticipées, le 17 décembre 2022, comme l’y invitent ses opposants à l’intérieur et les partenaires extérieurs de la Tunisie, Kaïs Saïed a donné l’impression de lâcher du lest. En réalité, s’il a reculé devant l’évidence, c’est pour mieux sauter et montrer sa détermination à ne rien lâcher à ses adversaires et à aller jusqu’au bout de son projet de refondation de l’Etat.
Par Ridha Kéfi
Kaïs Saïed n’a pas attendu le 17 décembre 2021, jour de la célébration du 11e anniversaire de la révolution, date coïncidant avec le déclenchement de la révolte populaire contre l’ancien régime, à Sidi Bouzid, célébration qu’il a instaurée par décret présidentiel il y a deux semaines, en remplacement du 14 janvier, date de la fuite de Ben Ali, pour annoncer des mesures importantes concernant l’avenir des Tunisiens, comme annoncé initialement, puisqu’il semble avoir avancé la date à hier soir, 13 décembre, pour le faire, comme si les pressions intérieures et extérieures, lui ont imposé cette accélération de son agenda, et pour cause, le mystère qu’il faisait planer sur son projet politique, depuis l’annonce des mesures exceptionnelles, le 25 juillet dernier, devenait inacceptable même pour certains de ses partisans, qui commençaient à exprimer eux aussi des doutes, d’autant que les atermoiements du président n’ont cessé de renforcer les rangs de ses opposants et de justifier les inquiétudes qu’ils expriment quant à l’avenir de la transition politique dans le pays.
Saïed pose devant la postérité
On comprend que le président de la république ait commencé son discours télévisé d’hier soir, diffusé par la chaîne publique Watania 1, par la justification du temps qu’il a pris avant d’élaborer et d’annoncer l’agenda des réformes fondamentales qu’il se promet de mettre en route (soit près de cinq mois), l’énumération des problèmes qu’il a eu à gérer et à régler au cours de cette période (notamment l’aggravation de la pandémie de Covid-19) et qui étaient laissés en suspens par l’ancien gouvernement, et l’explication des raisons qui l’ont amené à décider de prendre ses responsabilités «devant Dieu, devant le peuple et devant l’Histoire», «tout seul et sans aucune influence de personne» et «en toute conscience» de la nécessité de sauver le pays des dérives auxquelles il était condamné par un système politique pourri par le clientélisme, le népotisme et la corruption et qui ne pouvait plus durer sans hypothéquer durablement l’avenir de la nation, a-t-il expliqué, avec la solennité et la gravité requises pour la posture du sauveur qui pose devant la postérité et prend le peuple pour témoin.
Kaïs Saïed a aussi consacré une bonne partie de son discours à répondre à ses détracteurs, qu’il ne désigne jamais par leurs noms, et à ceux parmi ses partisans du début qui ont fait volte-face, entre-temps, et s’alignent désormais aux côtés de ses opposants, en affirmant qu’ils s’attendaient à être associés à son projet et que n’ayant pas eu satisfaction, ils se sont ligués eux aussi contre lui, dans une allusion limpide à Mohamed Abbou, l’ancien ministre d’État chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, qui, le premier, lui avait suggéré l’activation de l’article 80 de la Constitution, de limoger le gouvernement, de dissoudre le parlement et de prendre le contrôle du ministère public pour poursuivre en justice les personnalités politiques impliquées dans des affaires de corruption et de terrorisme.
La rupture consommée avec l’UGTT
Le président de la république, dont le ton fut grave, sévère voire un brin martial, a aussi réservé ses pics à Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont il avait pris ses distances au lendemain du 25 juillet et qui, tout en continuant à soutenir son projet de refondation de la république, critique désormais en termes durs son refus d’associer les forces vives du pays à sa démarche et sa propension à faire cavalier seul. «Qu’ils ajoutent un quatrième ou même un cinquième rang s’ils le veulent; quand à nous, nous appartiendrons toujours au seul rang qui compte, celui du peuple», a lancé le président Saïed, dont le ton moqueur n’en trahit pas moins de l’agacement, en répondant à l’appel du chef de la centrale syndicale à la mise en place de ce qu’il a appelé un «troisième rang» ou «troisième voie», qui ne serait pas celle du parti islamiste Ennahdha ou de Kaïs Saïed, renvoyant ls deux adversaires dos-à-dos.
Au-delà de toutes ces explications, qui confirment la volonté de Kaïs Saïed d’aller jusqu’au bout de son projet, en faisant fi de toutes les critiques et de toutes les mises en garde, estimant sans doute disposer de la légitimité populaire suffisante qui l’autorise à parler au nom du peuple, à mettre en route les réformes qu’il juge nécessaires pour assainir la scène politique et mettre en place un nouveau système de gouvernement plus en phase avec les intérêts des classes populaires, quitte à tourner le dos à tous les partis politiques et à leurs relais dans la société civile, notamment les groupes d’intérêt qui, selon ses termes, «exploitent le peuple et pillent l’Etat».
La feuille de route présidentielle
Au-delà, donc, de l’affirmation martelée dans tous ses derniers discours qu’«il n’y aura pas de retour en arrière», Kaïs Saïed a prouvé, hier soir, qu’il peut plier mais sans rompre, et s’il donne l’impression de reculer, en présentant notamment le détail de sa feuille de route d’ici à la tenue des élections législatives anticipées, le 17 décembre 2022, comme l’y invitent ses opposants à l’intérieur et les partenaires extérieurs de la Tunisie, c’est pour mieux sauter et montrer sa détermination à ne rien lâcher à ses adversaires.
Finalement, le parlement dont les travaux ont été gelés le 25 juillet ne reprendra plus, n’en déplaise à Rached Ghannouchi et aux autres opposants, islamistes ou autres, qui ne désespèrent pas de le voir réhabilité. Quant à la consultation populaire sur le prochain système politique, elle aura bel et bien lieu à partir du 1er janvier et se terminera le 20 mars via une plateforme digitale déjà prête. Exit donc le fameux «dialogue national» que tous les acteurs politiques et de la société civile appelaient de tous leurs vœux, en espérant se remettre ainsi eux-mêmes en selle.
Le référendum populaire sur les réformes constitutionnelles et institutionnelles aura lieu, également, le 25 juillet et le peuple aura alors à statuer sur le nouveau système politique qu’il aimerait voir établi en Tunisie et qui, on s’en doute déjà, sera hyper-présidentiel comme il l’avait été avant la révolution de 2011, le système parlementaire mis en place par la Constitution de 2014 ayant été vomi par les Tunisiens lui reprochant d’avoir conduit le pays, de crise en crise, au bord de la faillite.
Les autres réformes politiques attendues, comme celles du code électoral, des lois sur les partis, sur les associations ou même sur les médias audio-visuels ou les sondages, et qui sont nécessaires pour redonner du sens aux élections et établir un minimum de transparence et de crédibilité à cette pratique démocratique à toutes les étapes de son déroulement, elles devront être prêtes, elles aussi, avant le 17 décembre prochain.
Si, cependant, l’utilité de tout ce remue-ménage politique ne fait pas de doute, toutes les parties étant convaincues de la nécessité de changer le système politique pourri en place depuis 2011, sauf peut-être celles qui en ont le plus profité au cours des dix dernières années, à savoir les islamistes, leurs alliés et leurs marionnettes, on peut raisonnablement s’interroger sur la méthode adoptée par le président Saïed, que l’on peut qualifier d’autoritaire sans pour autant forcer le trait, car toutes les opérations seront téléguidées à partir du palais de Carthage et décidée par décrets-présidentiels, sans véritable contrôle populaire et en l’absence de tout contre-pouvoir réel.
Le super-raïs et l’angle mort économique
La «liberté d’aboyer» sera bien sûr garantie, car le président s’engage à respecter scrupuleusement les droits et les libertés, et on n’a aucune raison pour ne pas le croire sur parole, car il a jusque-là respecté tous ses engagements, mais on le voit mal reculer face aux critiques qui ne manqueront pas d’être exprimées, quelle que soit leur légitimité ou leur virulence, ou accepter de revoir sa copie si celle-ci serait jugée défectueuse.
On peut aussi parier que le système politique qui sera mis en place portera son empreinte personnelle et l’expression de ses propres volontés, car l’homme, comme tous les idéalistes quand ils accèdent au pouvoir suprême, est convaincu d’être la voix du peuple et d’incarner l’avenir de la nation et ménagera donc aucun effort pour imprimer sa marque à la marche de… l’Histoire, terme récurrent dans tous ses discours depuis le 25 juillet.
Pour le reste, on peut toujours aussi espérer que le temps perdu d’ici le 17 décembre 2020 ne sera pas vain et que la prochaine assemblée sera réellement représentative et non une copie de celles qu’on a eu jusque-là, avec une représentation éclatée et ne permettant pas la mise en place d’un gouvernement stable et responsable. On peut espérer aussi que la Tunisie, où la marge d’incertitude a été quelque peu réduite par l’annonce de la feuille de route présidentielle mais demeure toutefois rebutante pour ses partenaires internationaux et paralysante pour d’éventuels investisseurs, alors que le pays fait face à un grave déficit financier et à une crise économique et sociale qui n’inspire pas la confiance.
Par ailleurs, le fait que, dans son discours d’hier soir, Kaïs Saïed, qui accapare aujourd’hui tous les leviers du pouvoir, n’ait pas jugé nécessaire de parler des problèmes économiques de la Tunisie et de sa vision des solutions à leur apporter, n’est pas rassurant non plus.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Ce que Kaïs Saïed est en train de faire perdre à la Tunisie
Tunisie : la justice face à ses démons
Portrait : Fadhel Abdelkefi en mode routier de la république
Donnez votre avis