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Comment sauver l’éducation nationale en Tunisie ?

Le cartable que ces bouts de choux traînent pèse plus lourds qu’eux.

«L’éducation nationale en péril». Ce cri d’alarme est régulièrement lancé par les éducateurs, les enseignants, les pédagogues en Tunisie. Mais l’élément déclencheur de cet article est un événement malheureux survenu récemment dans une famille tunisienne, et qui remet au cœur du débat ce sujet dont dépend l’avenir de notre pays.

Par Jamila Hached *

Je décris les faits : une jeune maman donne une tannée à son fils de 6 ans, inscrit en première année primaire, parce que ses notes varient entre 12 et 14. Elle lui a ouvert le menton, lui causant une blessure béante… Cette violence est infligée à l’enfant comme un avant-goût de ce qui l’attend quand il ramènera le fameux «carnet» à la maison. Et cette hystérie m’a fait sortir de mes gonds et j’ai tout de suite pointé du doigt cette situation pathologique vécue par la famille tunisienne dans l’attente angoissée de la moyenne générale de ses enfants.

Pourquoi cette course effrénée à l’élitisme, qui conditionne la société à fabriquer des têtes bien pleines et non bien faites ? Qui pousse vers l’exclusion de la masse des «passables» désignée à la vindicte publique ? Pour satisfaire leur égo, les parents exigent 17 et 18 sur 20 de moyenne générale pour rivaliser avec les voisins, les sœurs et les beaux-frères. Pour la parade, ils sacrifient le bien-être de leur enfant et la stabilité de leur couple!

Des parents stressés, des enfants maltraités

Ce gosse de 6 ans qui vient de mettre son pied à l’école, dont les larmes se mêlent au sang qui coule de son menton, agenouillé par terre, en criant et en sanglotant, va détester l’école à vie, car elle sera pour lui synonyme de souffrances et de maltraitance.

Ce cartable que ces bouts de choux traînent pèse plus lourds qu’eux… Pourquoi tous ces livres qui visent la quantité et non la qualité ? Que gardent-ils en fin de journée des connaissances qui ont été déversées dans leurs petites têtes ? Ce sont les parents qui font les devoirs, qui préparent les examens et qui stressent leurs enfants parce qu’ils sont eux mêmes stressés et poussés à l’extrême.

Depuis Montaigne, nous, enseignants, avons la réputation de savoir remplir les têtes sans pour autant les former. Régulièrement, on explique que l’école devrait contribuer à former des élèves intelligents plutôt que des magnétophones enregistreurs et qu’elle devrait permettre aux élèves de généraliser leurs connaissances, de les transférer, voire d’apprendre à apprendre.

Mon propos dans cet article ne concerne pas uniquement le primaire mais le secondaire et le supérieur.

Comprendre, apprendre, comprendre, apprendre…

Nicolas Wapler écrit dans son livre «Le droit de comprendre et d’apprendre»: «Ces deux verbes évoquent l’effort, les obstacles à franchir, la compétition, les heures qu’il faut passer à essayer de mémoriser des cours, des jours entiers de lectures dans des bibliothèques et les devoirs que l’on doit faire à la maison, le soir, la tête penchée sur des livres qui donnent rarement les réponses aux questions que l’on se pose. Ils évoquent enfin l’échec, toujours menaçant et si souvent rencontré». Il s’interroge ensuite : «L’apprentissage doit-il passer le plus souvent par les larmes de l’enfant, les soupirs de l’étudiant, la frustration du stagiaire et l’angoisse du professionnel qui se  »recycle »»?

L’enjeu est de taille car Il concerne l’épanouissement personnel de chacun et, qui dit individu dit société. L’école devrait être ce premier lieu de découverte, de créativité, de progrès, de réussite, de plaisir, et de liberté.

L’apprentissage étant le droit de tous et non le privilège d’une élite (quel que soit le sens attribué à ce mot), nous devons nous demander : Qu’est-ce qui ne va pas? A qui incombe la faute ? Aux programmes qui seraient inadaptés? Aux systèmes d’enseignement et de formation qui seraient gelés dans des traditions annihilées ? Aux professeurs dépassés dans des classes surchargées? Aux méthodes pédagogiques pratiquées et qui seraient obsolètes et archaïques? A la volonté collective défaillante? Aux moyens financiers insuffisants? Ou à un système éducatif en difficulté ? 

Nous pouvons, certes imaginer des solutions, proposer des réformes mais nous nous limiterons dans cet article à nous interroger sur le rôle de l’éducateur, de l’apprenant, du système éducatif, et de la pédagogie…

Les apprenants ont besoin qu’on les sorte de l’anonymat, qu’on les apprécie, qu’on se soucie d’eux, qu’on éprouve pour eux de l’amitié. Au-delà du lien «technique» c’est le lien «émotionnel» qui prévaut pour construire une relation basée sur l’échange et la confiance.

L’éducateur doit être à l’écoute des besoins de ses apprenants. Le but n’est pas de dispenser un cours, de démontrer et d’écrire au tableau des théorèmes, ou de donner des informations et des explications en laissant les élèves se débrouiller, apprendre par cœur des pages et des pages pour régurgiter ce qu’ils en ont retenu.

Nous comprenons ainsi que le rôle de l’éducateur consiste à aider les apprenants à s’engager dans ce processus personnel qui leur permettra de comprendre avant d’apprendre, à les aider à accomplir toute démarche intellectuelle avec un esprit critique et créatif.

Aider efficacement les apprenants à comprendre et à apprendre

Dans l’école d’ingénieurs où j’ai enseigné pendant un certain nombre d’années, et occupé le poste de chef de département langues et communication, nous avons appliqué la pédagogie active à toutes les matières et notamment aux soft skills. Cette révolution pédagogique mise en place n’a pas suscité à ses débuts l’adhésion de tous les enseignants, parce que le nouveau et l’inconnu intriguent, font peur et nous poussent à quitter notre zone de confort… Mais nous n’avions pas le choix, la décision de la direction était irrévocable et sans recours.

Chaque chef de département a pris les rênes, expliqué le concept aux enseignants, supervisé sa mise en pratique et animé plusieurs workshops: l’innovation pédagogique et sa classe inversée «flipped classroom» virent le jour, avec pour défenseurs inébranlables, les plus réfractaires! C’était en 2010 (déjà !)

Il fallait répondre à nos apprenants qui posaient cette question : «Devrons-nous marcher sur la tête»? – Oui, en quelque sorte.

Inversion de la classe selon la taxonomie de Bloom, ou comment formuler ses objectifs en termes de savoir : «La taxonomie de Bloom est un outil qui permet de distinguer différents niveaux d’activités intellectuelles dans toutes activités d’évaluation».

Les 6 niveaux de la taxonomie sont, en résumé, 1- la connaissance (mémoriser, réciter par cœur); 2- la compréhension (dire dans ses propres termes, c’est déjà un pas en avant!); 3- l’application(appliquer ses connaissances); 4- l’analyse (interpréter, hypothèses, conclusions, faits); 5- la synthèse (exercer son jugement, démontrer son esprit critique, proposer de nouvelles idées); 6- l’évaluation(porter un jugement de valeur argumenté selon les critères construits).

Si on enseignait la taxonomie de Bloom aux étudiants, et même aux enfants en maternelle, ils pourraient développer leur autonomie et leur capacité d’auto-apprentissage, expliquer ce qu’ils ont compris et non appris par cœur.

La méthode active, pilier de l’innovation pédagogique

Le formateur adopte la posture «former», il est plus un accompagnateur qu’un instructeur; il fait découvrir; on part de la pratique vers le théorique. Nous sommes dans le co-construire : «L’important, c’est de construire une relation d’échange et de débattre autour des concepts et des courants d’idées scientifiques, afin que chacun construise son opinion, ses valeurs».

Le formateur-tuteur-accompagnateur construit une relation pédagogique forte avec ses élèves : animation, accompagnement, médiation, rapports en distanciel…

L’étudiant est au centre de la formation; il en est l’acteur; il échange avec l’enseignant ou son tuteur, avec ses camarades des idées, des productions… Il utilisera les listes de diffusions, forums, téléphone, plateformes, visioconférences, etc., pour échanger avec les autres.

Nous pénétrons dans l’acte de communiquer : «communicare», en latin rentrer en relation avec l’autre, découvrir l’autre, l’écouter pour construire ensemble, apprendre à travailler en groupe, former une équipe, le profil qui se dessine dans ce microcosme, est celui du citoyen de demain, acteur dans son environnement social et professionnel. L’université qui s’humanise formera des citoyens, aptes à argumenter leurs opinions dans les règles de la démocratie en se référant à des corpus de savoirs constitués ou à des écoles de pensées.

Savoir faire, savoir être et savoir devenir

La mission de l’université sera de fournir à la société des hommes opérationnels qui ont du savoir faire, du savoir être et du savoir devenir. L’important, c’est que l’étudiant puisse utiliser avec profit les ressources de son environnement, exprimer ses besoins et devenir autonome dans son approche des savoirs. Il doit savoir s’auto-évaluer, gérer ses compétences et se former «tout au long de la vie» (formation professionnelle, formation continue). Il doit être capable de travailler avec les autres, avec des moyens variés et nouveaux; il sait changer, évoluer, s’adapter.

Dans un environnement où l’incertain et le facteur temps et le non prévisible font partie du quotidien, les notions traditionnelles de savoirs ne suffisent plus pour définir la compétence. Il faut se tourner vers le savoir devenir qui exprime la capacité à savoir évoluer. C’est un état d’esprit qui permet d’élargir et d’actualiser ses points de repère selon les situations. Nous parlons d’adaptabilité.

Ces deux volets ont pris beaucoup d’importance actuellement; les recruteurs vous évaluent surtout sur ces dernières compétences. C’est pourquoi je revendique l’innovation pédagogique; j’appuie l’apprentissage par problème ou par projet (APP) dont le succès n’est plus à démontrer.

Ils pourront choisir un thème et le présenter oralement en classe, c’est l’occasion de parfaire leur écrit et leur oral, en prêtant attention à leur para-verbal et à leur posture.

L’enseignant novateur en entreprenant une démarche de projet accepte d’ouvrir l’école vers l’extérieur, de gérer tous les imprévus et d’être toujours disponible.

Dans cet article, je n’ai rien inventé… J’ai essayé de récapituler, de résumer mes lectures, les témoignages de mes collègues pédagogues et des parents sur un sujet qui doit être pris au sérieux, rénover un système éducatif figé afin de fabriquer des hommes créatifs, sachant travailler en équipe, ayant le sens du partage, du défi, dans le respect de l’autre, de vrais leaders et non des élites robotisées dont le seul but est la note… le 19 au baccalauréat…

Je suis partie de ma longue expérience en tant que pédagogue formée à l’école de l’innovation pédagogique, l’école humanisée qui a porté ses fruits.

Il n’en demeure pas moins que c’est un choix de société et cette question est évidemment politique.

Nous avons la matière grise, les équipes, et nous sommes prêts à expérimenter cette tation approche dans les écoles étatiques et les centres de formation professionnelle.

Et pour conclure, cette citation de Gaston Bachelard : «Le savoir ne se transmet pas, il se construit».

* Professeure de techniques de communication.

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