Le président de la république Kaïs Saïed s’attelle depuis un certain temps à ce qu’il prétend savoir faire le mieux, l’élaboration d’une nouvelle Constitution pour la Tunisie, la meilleure du monde, disent déjà ses adeptes. Tous les problèmes des Tunisiens seraient résolus par cette Constitution miracle. Mais toute la question est de savoir quelle en serait la coloration idéologique, sachant que Kaïs Saïed n’a jamais clairement pris ses distances vis-à-vis de l’islam politique.
Par Mounir Chebil *
Du moment que le président aime travailler dans le secret et le silence, il serait permis, pour répondre à cette problématique, de revenir à son premier acte constitutionnel, à savoir le décret présidentiel du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles, par lequel il a abrogé, dans les faits, la constitution de 2014.
L’article 20 de ce décret énonce : «Le préambule de la Constitution, ses premier et deuxième chapitres… continuent à être appliqués» Or, ce préambule et ces deux chapitres, élaborés sous l’influence du parti Ennahdha, dominant au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC), portent une forte coloration salafiste. La reconduction de ces dispositions par M. Saïed ne peut que laisser perplexe.
Une constitution aux couleurs salafistes
Dès février 2011, des voix se sont levées pour l’abrogation de la Constitution de 1959. Seulement, c’était sans compter avec le louvoiement des Frères musulmans tunisiens, organisés au sein du parti Ennahdha, qui se sont empressés de se porter volontaires pour lire la fatiha sur la tombe de cette constitution progressiste. Les dupes de service, libéraux, démocrates et gauchistes, ont vu dans ce geste un altruisme angélique. Or, les «fréristes» ne réciteraient jamais la fatiha sur la tombe de la Constitution de 1959, si son enterrement n’allait pas leur ouvrir la voie pour faire passer leur constitution aux couleurs salafistes, annoncées sans ambages dès le préambule, et dans ses chapitres premier et deuxième dont s’est prévalu M. Saïed.
Le salafisme veut dire le retour à l’islam de l’origine, celui de la foi pure des «salaf assalah» (les bons prédécesseurs), généralement attribuée aux compagnons du prophète. Pour les salafistes, il ne faut pas adapter le texte coranique aux nouvelles réalités sociales mais «changer cette réalité au lieu d’y plier le texte, et revenir à l’époque des pieux anciens afin de retrouver cette harmonie» (1).
Cette volonté de retour en arrière est largement exprimée dans le préambule de la constitution de 2014.
Le préambule est l’exposé préliminaire des motifs qui guident les constituants lors de l’élaboration de la constitution. Généralement, il est la proclamation solennelle des principes fondamentaux de l’organisation de la société à concrétiser. En d’autres termes, il est le cadre doctrinal ou philosophique qui va présider à la détermination du statut du citoyen, de ses droits et devoirs et de ses rapports avec le régime politique à consacrer ainsi que de ses institutions.
Un préambule a connotation salafiste
Le préambule de la constitution de 2014 a une connotation salafiste, malgré le verbiage démocratique et moderniste utilisé en trompe l’œil. Le parti Ennahdha a mis, ainsi, les bases de l’islamisation du pays. Une fois devenu maître absolu du pouvoir législatif et exécutif, il peut changer toute la législation en vue d’islamiser la société en se fondant sur la philosophie de la constitution consacrée dans le préambule.
A lire le préambule de la Constitution de 2014, on a l’impression que pour les constituants, les Tunisiens sont sur la voie de s’écarter de leur religion. Aussi fallait-il, dès le départ, bousculer leur esprit menacé par l’hérésie, pour leur rappeler qu’ils sont avant tout des musulmans, et qu’ils sont liés à l’islam par attache à perpétuelle demeure.
Les constituants ont été si empressés pour faire ce rappel que le deuxième paragraphe du préambule a commencé par cette phrase: «Exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’islam et à ses finalités caractérisés par l’ouverture et la tolérance, ainsi qu’aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l’Homme.»
Premièrement, l’attachement aux enseignements de l’islam et à ses finalités est venu dans le texte avant la proclamation des principes universels et supérieurs des droits de l’Homme. Cette antériorité implique que les valeurs humaines doivent être en conformité avec les enseignements de l’islam. En cas d’interprétation, c’est cette antériorité qui prime. Cette antériorité peut, suivant les rapports de forces, impliquer que les références aux principes universels des droits l’Homme devraient être pris en considération tant qu’elles ne se contrediraient pas avec les enseignements de l’islam et ses finalités tels qu’interprétés par le courant islamiste dominant dans le pays.
Puisque, selon les «fréristes» salafistes, il s’agit «de changer la société dans les faits et de changer la réalité jahilite de fond en comble…» (2), il faut changer la réalité tunisienne en l’islamisant et non en adaptant le texte coranique à l’évolution des réalités sociales, bien que le Coran se prête à cette adaptation.
Le danger réside dans le fait que, suivant l’article 145 de la constitution de 2014, le préambule en constitue une partie intégrante et que selon l’article 146 : «Les dispositions de la présente constitution sont comprises et interprétées les unes par rapport aux autres, comme une unité cohérente.» Donc, les textes législatifs peuvent bien être mis au diapason de ce préambule rétrograde au cas où les salafistes deviennent dominants au parlement.
Les valeurs humaines adaptées à la charia
Ces valeurs humaines doivent être interprétées dans le cadre de la charia et non par rapport à la déclaration universelle des droits de l’Homme, les formes nouvelles de leur concrétisation et les conventions internationales. Elles doivent prendre les colorations de l’héritage rétrograde arabo musulman mis en évidence dans le préambule.
Toutefois, pour le cas des Tunisiens qui sont dans leur écrasante majorité musulmans, cela ne servait à rien de défoncer des portes ouvertes, en affirmant que la Tunisie est musulmane. Qui le conteste ? Personne. Sauf si l’intention cachée était d’instaurer un Etat islamique gouverné par la charia et que les droits de l’Homme seraient interprétés dans le cadre de la charia comme le soutiennent les Talibans aujourd’hui.
Par ailleurs, les notions d’ouverture et de tolérance peuvent avoir une signification rétive dans une optique islamiste salafiste. En effet, dans la pensée des Frères musulmans reproduite par Rached Ghannouchi, le non-musulman serait accepté socialement mais il ne peut avoir le statut de citoyen. Il demeure «dhimmi», le statut qui leur est accordé par les compagnons du Prophète. Le fait qu’il n’est pas tué ou expulsé pour sa confession ou son appartenance politique est considéré comme une tolérance et une ouverture. Il n’a pas le droit d’être différent des autres et d’avoir une autre religion que l’islam. Il est simplement toléré sous certaines conditions.
En effet, la citoyenneté ainsi que le droit à l’organisation sont tributaires de la soumission à la charia. C’est à cet égard que «toutes les organisations doivent se soumettre aux préceptes de l’islam et ses directives et les non-musulmans ne peuvent se prévaloir des droits relatifs à la citoyenneté que s’ils reconnaissent que l’islam est la religion de la majorité, qu’il oriente et organise la société et s’engagent à ne rien faire pour s’opposer à sa transcendance dans la société» (3).
Quant aux partis politiques non islamiques, «ils ont le droit de s’organiser pour défendre leurs intérêts et leurs existence, mais ils n’ont pas le droit de vouloir s’attaquer et changer l’État islamique et ses fondements»(4).
Les pêcheurs en eau trouble cultivent l’ambiguïté
Celui qui a mis tous ces pièges et toutes ces bombes à retardement en 2011 c’est Rached Ghannouchi, le «rédacteur-en-chef» de la constitution de 2014. S’il prenait la totalité du pouvoir, que ne ferait-il pas au prétexte de démocratie islamique, d’ouverture et de tolérance ?
Les constituants ont, certes, proclamé, dans le même paragraphe du préambule, l’attachement aux valeurs humaines et aux droits de l’Homme. Seulement, cette formulation ne renseigne en rien sur la réalité de ces valeurs. Cette ambigüité serait source de tensions et d’interprétations diverses. La raison de cette frilosité, c’est que les constituants, ne voulaient pas s’embarrasser d’un référentiel qui aurait mis ces principes dans le sillage de la modernité de l’Etat, telle que pensée par les fondateurs de la démocratie libérale et de l’Etat moderne basés sur la citoyenneté et tournés vers le progrès.
La grande lacune était d’avoir délibérément omis d’inscrire la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen dans le préambule. Ce référentiel aurait permis de cadrer juridiquement et conceptuellement les notions d’ouverture, de tolérance, de valeurs humaines et de droits de l’Homme. Mohamed Ridha Bouguerra s’est d’ailleurs interrogé à juste titre : «Quel jugement devrait-on encore porter sur une constitution dont la frilosité est telle qu’elle répugne à inscrire clairement la Déclaration universelle des droits de l’Homme parmi ses références » (5).
Cette omission laisse la porte ouverte aux interprétations malencontreuses sur un fond islamiste voire salafiste des valeurs humaines. Ceux qui veulent pêcher en eau trouble cultivent l’ambiguïté et le flou.
Enfin, quelle crédibilité devons nous concéder à ceux pour qui la liberté, la démocratie, l’égalité, le nationalisme, l’humanisme et la pensée progressiste sont les «idoles» des temps modernes comparables à ceux des «temps de l’ignorance, ceux des divinités païenne ‘Al-let’, ‘Manat’, ‘Houbal’ et ‘Baâl’ ?» (6). «Ces idoles de l’âge moderne, il faut les détruire» (7).
Le préambule de la Constitution tunisienne de 1959 est aux antipodes de celui de la Constitution de 2014. Le référentiel à la civilisation arabe et islamique ainsi que l’appartenance à la oumma arabe et islamique en sont absents. La Tunisie est mise sur la voie du progrès. C’était la raison pour laquelle ce préambule n’a pas été reconduit par les constituants de 2014 qui, en plus, nous imposent, dans la pure tradition salafiste, de nous inspirer du patrimoine civilisationnel rétrograde de la oumma arabe et musulmane «tel qu’il résulte des différentes étapes de l’histoire», et à laquelle elle a voulu nous intégrer.
Et ne voilà-il pas que le président Kaïs Saïed, ci-devant adversaire autoproclamé d’Ennahdha (mais pas de l’islam politique, dont il tire son inspiration) a pris ce préambule à son compte. Et on peut d’ores et déjà parier qu’il le gardera dans le projet de nouvelle Constitution qu’il se propose d’élaborer et de proposer au peuple dans le cadre d’un référendum.
Il est permis donc, de nous interroger sur les raisons de cet alignement sur un texte salafiste. Les silences de M. Saïed, on le sait, cachent toujours des surprises.
Ancien haut cadre de la fonction publique à la retraite.
Notes :
1-Abelmajid Charfi, L’Islam entre le message et l’histoire, Sud éditions, deuxième édition, janvier 2016, p. 63.
2- Mustapha Kraiem, la révolution kidnappée, ouvrage imprimée grâce à la fondation Farhat Hached, juillet 2014, page p. 125.
3 – Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p. 332.
4 – Ibid, p.333.
5- Mohamed Ridha Bouguerra, «Une Constitution, enfin…», in La Presse de Tunisie, 26 janvier 2014.
6- Abdellatif Hermassi, «Le mouvement islamique en Tunisie», Tunis, 1985, page 171.
7- Rached Ghannouchi, «L’islam et la violence», El Mustakbal, 23 mars 1981, in – Abdellatif Hamassi, «Le mouvement islamique en Tunisie», 1985, page 171.
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