L’Ong Human Rights Watch (HRW) a publié son rapport annuel relatif à la Tunisie, soulignant qu’«en 2022, de graves violations des droits humains ont perduré, dont des restrictions de la liberté d’expression, des violences à l’égard des femmes et des restrictions arbitraires en vertu de l’état d’urgence en vigueur dans le pays».
Ci dessous le rapport complet publié par HRW ce jeudi 12 janvier 2023:
En 2022, de graves violations des droits humains ont perduré, dont des restrictions de la liberté d’expression, des violences à l’égard des femmes et des restrictions arbitraires en vertu de l’état d’urgence en vigueur dans le pays. Les autorités ont pris une série de mesures répressives envers des opposant·e·s, des personnes critiques des autorités et des personnalités politiques, y compris en les assignant à résidence, en leur infligeant des interdictions de voyager et en lançant des poursuites contre elles – parfois devant des tribunaux militaires – pour avoir critiqué publiquement le président, les forces de sécurité ou d’autres fonctionnaires. La confiscation des pouvoirs par le président Kaïs Saied en juillet 2021 a affaibli les institutions de l’État conçues pour contrebalancer le pouvoirs présidentiel et freiné la transition démocratique du pays.
En septembre 2021, le président Saied avait suspendu une grande partie de la Constitution de 2014 afin de s’arroger un pouvoir quasi-illimité lui permettant de gouverner par décret. Il s’est servi de cette autorité pour consolider le pouvoir en 2022 en introduisant une série de réformes régressives et en portant atteinte à l’indépendance de la justice. Après avoir suspendu le Parlement en juillet 2021, Saied l’a entièrement dissous en mars 2022 après que les député·e·s ont tenté de se réunir en ligne pour protester contre ses mesures d’exception.
Le président Saied a maintenu sa feuille de route politique, organisant un référendum constitutionnel le 25 juillet et des élections législatives anticipées le 17 décembre. Cependant, le processus de réforme constitutionnelle a été opaque et boycotté par une grande partie de l’opposition et de la société civile. La nouvelle constitution, qui a été approuvée le 26 juillet, a octroyé au président des pouvoirs quasi-illimités, sans protection suffisante pour les droits humains.
Réforme constitutionnelle
Le président Saied a ordonné la tenue le 25 juillet d’un référendum national sur un nouveau projet de constitution afin de remplacer la loi fondamentale de 2014. La constitution proposée par Saied a été rédigée par un comité dont les membres ont été nommés par le président lui-même et ont travaillé à huis clos, quasiment sans demander l’avis de tiers. Le projet de texte n’a été publié que trois semaines avant le référendum, ne laissant presque pas de temps pour un débat public.
La nouvelle constitution a été approuvée le 26 juillet par 94,6 % des suffrages exprimés, avec un taux de participation de seulement 30,5 %. Après l’annonce des résultats définitifs, elle est entrée en vigueur le 17 août.
La nouvelle constitution instaure un système présidentiel semblable à celui qu’avait la Tunisie avant le soulèvement de 2011, en concentrant les pouvoirs aux mains de la présidence. Elle crée une seconde chambre en plus de l’Assemblée des représentants du peuple, formée de représentants élus par les membres des conseils régionaux et de district, et non pas par suffrage universel. Le texte réduit nettement le rôle du Parlement, par rapport à la constitution adoptée par le pays après la révolution.
La nouvelle constitution énumère de nombreux droits, mais vide de leur substance les freins et contrepoids indispensables pour les protéger. Elle ne garantit pas pleinement l’indépendance de la justice ni de la Cour constitutionnelle, que la Tunisie n’a toujours pas mise en place.
Le 22 septembre, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a émis un jugement significatif affirmant que les mesures d’exception prises par Saied étaient disproportionnées. Elle a ordonné l’abrogation de plusieurs décrets, y compris celui qui suspendait une grande partie de la constitution de 2014, ainsi que la mise en place de la Cour constitutionnelle dans les deux ans.
Indépendance de la justice
Le 12 février, Saied a dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une initiative qui a compromis l’indépendance de la justice par rapport à l’exécutif. Le CSM, en tant qu’organe suprême de la magistrature, supervisait les nominations judiciaires, les sanctions disciplinaires et la progression de carrière des magistrats. Le président Saied a remplacé le CSM par un organe temporaire en partie nommé par la présidence et s’est octroyé le pouvoir d’intervenir dans la nomination, l’avancement de carrière et la démission des juges et des procureurs.
Les juges tunisiens ont fait grève pendant quatre semaines pour s’opposer au décret dissolvant le CSM. La nouvelle constitution, qui est entrée en vigueur en août, prive les juges du droit de grève.
Le 1er juin, Saied a émis un décret qui porte encore davantage atteinte à l’indépendance de la justice en conférant au président l’autorité de renvoyer sommairement des magistrats. En vertu de ce décret, il a limogé 57 magistrats en les accusant de corruption et d’obstruction aux enquêtes.
Le 10 août, le Tribunal administratif de Tunis a suspendu la décision présidentielle en ce qui concerne 49 des 57 magistrats, ordonnant qu’ils soient rétablis à leur poste. Les autorités n’ont pas encore appliqué ce jugement du tribunal.
Élections
Le président Saied a démantelé un certain nombre d’institutions nationales, dont l’Instance supérieure indépendante pour les élections, qu’il a restructurée seulement trois mois avant le référendum. Le 21 avril, Saied a émis un décret qui changeait la composition de cet organe, s’octroyant le droit d’intervenir dans la nomination de tous ses membres.
Trois mois avant les élections législatives, Saied a amendé la loi électorale sans aucune consultation ni débat publics. Le décret 2022-55, émis le 15 septembre, réduit le nombre de membres de l’assemblée de 217 à 161 et permet aux électeurs de voter pour des candidats individuels plutôt que pour des listes partisanes, un changement qui d’après les observateurs vise à diminuer l’influence des partis politiques. La nouvelle loi n’impose plus le principe de parité hommes-femmes qui entendait garantir une égale participation des femmes.
Le 17 décembre, seulement 11,22 % des Tunisiens ont participé au premier tour des élections législatives.
Recul des libertés
La Tunisie a connu une régression significative des libertés d’expression et de la presse. Les autorités ont harcelé, arrêté et poursuivi des activistes, des journalistes, des opposants politiques et des utilisateurs des médias sociaux pour des délits d’expression, notamment parce qu’ils avaient critiqué le président Saied, les forces de sécurité ou l’armée. Certains ont été traduits devant des tribunaux militaires.
L’avocat Abderezzak Kilani, ancien ministre du gouvernement et bâtonnier de l’Ordre national des avocats, a été emprisonné le 2 mars et jugé par un tribunal militaire pour des accusations de « perturbation de l’ordre public » et « outrage à fonctionnaire public » en lien avec un échange verbal qu’il avait eu avec les forces de sécurité alors qu’il tentait de rendre visite à un client.
Le 11 juin, le journaliste Salah Attia a été arrêté puis jugé par un tribunal militaire, inculpé d’« accuser un fonctionnaire public d’actes illégaux en lien avec ses fonctions sans preuves », de « dénigrer l’armée » et de « perturber sciemment autrui via les réseaux publics de télécommunications ». Les poursuites contre lui sont liées à des commentaires qu’il avait faits sur la chaîne Al Jazeera TV à propos du président Saied et de l’armée tunisienne. Le 16 août, Attia a été condamné à trois mois de prison.
D’après le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), le harcèlement et les arrestations de journalistes en lien avec leur travail ont augmenté l’année passée et l’accès à l’information est devenu plus difficile. En 2022, la Tunisie a chuté du 73e au 94e rang dans le classement de Reporters sans frontières basé sur un indice de liberté de la presse.
Le 13 septembre, le président Saied a publié un nouveau décret sur la lutte contre les crimes liés aux systèmes d’information et de communication, qui pourrait gravement porter atteinte à la liberté d’expression et de la presse ainsi qu’au droit à la vie privée. Produire, promouvoir ou publier des « fausses nouvelles ou des rumeurs » est désormais passible, en vertu de l’article 24 du décret, d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison – et jusqu’à dix ans s’il est estimé qu’elles ciblent des fonctionnaires.
Les forces de sécurité ont périodiquement entravé des manifestations en bloquant l’accès à certains lieux et fait usage d’une force excessive pour disperser les manifestants, y compris le 14 janvier, lors de l’anniversaire de la révolution de 2011, lorsque les autorités ont interdit les rassemblements publics pour des raisons sanitaires, et le 22 juillet lors d’une manifestation s’opposant au référendum constitutionnel.
Depuis que Saied a resserré son pouvoir, les autorités ont infligé des dizaines d’interdictions de voyager sans contrôle judiciaire, ce qui restreint la liberté de déplacement. En juin et juillet, les anciennes députées Saïda Ounissi et Jamila Ksiksi ont été empêchées de quitter la Tunisie.
Droits des femmes
Le président Saied n’a pas fait grand-chose pour faire avancer les droits des femmes. Même s’il a nommé une femme Première ministre, Najla Bouden, en 2021 – une première en Afrique du Nord –, il ne lui a accordé presque aucune autonomie politique.
La loi tunisienne continue à discriminer les femmes en matière de droits d’héritage. En 2018, l’ancien président Béji Caïd Essebsi avait présenté un projet de loi au Parlement pour instaurer par défaut l’égalité vis-à-vis des droits d’héritage, mais il n’a jamais été adopté. Le président Saied a exprimé sa ferme opposition à la réforme de la loi sur l’héritage.
La Tunisie ne dispose pas de politique qui protège le droit à l’éducation des filles enceintes, ce qui fait que leur droit à l’éducation n’est pas toujours respecté lorsque les responsables scolaires leur imposent des restrictions arbitraires.
Malgré la loi 58 de 2017 sur les violences à l’encontre des femmes, qui met en place de nouveaux services de soutien et de prévention ainsi que des mécanismes de protection pour les survivantes, l’application de cette loi présente de nombreuses failles, surtout en ce qui concerne la façon dont la police et la justice accueillent les plaintes pour violence domestique. Le manque de fonds publics destinés à l’application de la loi est une défaillance cruciale, de même que le manque de refuges pour les femmes qui n’ont nulle part où aller.
La dissolution du Parlement par le président Saied a empêché que cette institution puisse discuter ou adopter une législation qui pourrait garantir ou mieux protéger les droits des femmes.
Conservant certaines des dispositions de la constitution de 2014, la constitution de 2022 stipule que les femmes et les hommes sont « égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans aucune discrimination » et engage l’État à prendre des mesures pour éliminer la violence à l’égard des femmes. Cependant, la constitution de 2022 a introduit une nouvelle disposition stipulant que « la Tunisie fait partie de la nation islamique [Oumma] » et fait de la réalisation des objectifs de l’Islam une responsabilité de l’État (article 5). Ces dispositions pourraient être employées pour justifier des reculs des droits, surtout de ceux des femmes, en se fondant sur des interprétations de préceptes religieux, comme d’autres États de la région l’ont déjà fait.
Orientation sexuelle et identité de genre
L’article 230 du code pénal punit les relations homosexuelles consensuelles, que ce soit entre hommes ou entre femmes, de jusqu’à trois ans de prison.
Des représentants de l’État tunisien ont porté atteinte au droit à la vie privée de personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) en les prenant pour cible via les outils numériques – à savoir en les harcelant et les « dénonçant » en ligne – et en effectuant une surveillance des médias sociaux. Les autorités se fondent parfois sur des preuves numériques obtenues de façon illégitime dans le cadre de poursuites judiciaires. Human Rights Watch a documenté des affaires où le ciblage numérique par l’État a débouché sur la répression d’organisations LGBT ainsi que sur des arrestations arbitraires. Du fait du harcèlement en ligne, des personnes LGBT ont expliqué qu’elles avaient été forcées de changer de domicile et de numéro de téléphone, de supprimer leurs comptes sur les médias sociaux, voire de quitter le pays par crainte de persécutions, et qu’elles avaient eu des répercussions sur leur santé mentale.
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