‘‘The Passionate Spies’’ : islamisme turc et arabisme anglais; diviser et régner au Moyen-Orient

L’actuelle carte politique du Moyen-Orient est née des cerveaux illuminés d’une poignée d’archéologues et historiens atypiques imprégnés d’orientalisme, parfois diplômés de grandes institutions anglaises, devenus espions pour les besoins de la cause, et qui contre le panislamisme turc avaient brandi la carte du panarabisme et convaincu des chefs de guerre ou de bandes arabes, tout à fait inconscients des ambitions et des politiques impérialistes, de participer contre promesses et espèces à une guerre dont ils ne retireraient rien.

Par Dr Mounir Hanablia *

Entre l’archéologie et l’espionnage, il n’y a souvent qu’une différence de degrés. C’est dans les fouilles de Karkemish en Irak que Gertrud Bell, un membre des services secrets britanniques, a fait ses premières armes sur le terrain en apprenant à connaître les tribus arabes, kurdes, leurs habitudes, leurs généalogies, leurs langues. On lui avait adjoint un jeune prometteur, T. E. Lawrence, et tous deux avaient fini par travailler pour le Bureau arabe au Caire, qui dépendait du Sarkar, l’Indian Office  en charge de l’administration de l’Inde.

Après la désastreuse campagne des Dardanelles en 1915, et alors que le front occidental dans le nord de la France se stabilisait dans un sanglant et coûteux statu quo, l’Angleterre cherchait à faire la décision ailleurs en privant l’Allemagne des matières premières dont la pourvoyait l’Empire Ottoman par la ligne de chemin de fer qui reliait en ce temps là Berlin à Bagdad via Istanbul, et que les Allemands essayaient de prolonger vers le golfe Persique afin de menacer les possessions anglaises en Inde et en Perse.

Les Anglais à la manœuvre

Évidemment, les progrès militaires des Russes dans l’Est de l’Anatolie dus en grande partie à l’impéritie de Enver Pacha conduisant son armée dans une offensive dans le Caucase en plein hiver sans la logistique nécessaire pour la soutenir, leur assurait l’occupation de Erzeroum, Kars, Ardahan, et le risque d’effondrement de l’Empire Ottoman soulevait des perspectives stratégiques non moins sérieuses pour les Anglais et les obligeait à envoyer un corps expéditionnaire en Mésopotamie à partir de l’Inde qui était d’abord tenu en échec à Kutt, avec la reddition de l’armée de Townshend.

La stratégie de substitution mise en place par le Bureau arabe du Caire dirigé par l’archéologue Hoggarth avec sous ses ordres Gertrud Bell et T. E. Lawrence, pour faire face à l’appel au jihad lancé par le Calife Ottoman, prévoyait le soulèvement des tribus arabes du Hedjaz du Shérif Hussein Hachim, financées, armées et entraînées par les Anglais, contre les Turcs afin de les chasser du Moyen-Orient, avec la perspective ultérieure de création d’un royaume arabe hachémite (correspondance Hussein – Mc Mahon) alors même que des accords secrets avec la France et la fédération sioniste divisaient la région en zones d’influence et garantissaient l’établissement d’un foyer national juif en Palestine.

Cependant l’Indian office  avait envoyé l’un de ses agents diplômé de Cambridge, Saint John Philby, sonder Abdelaziz Ibn Séoud, le souverain du Nejd afin de négocier un accord de non agression contre le shérif Hussein ou le Koweït. Saint John Philby, impressionné par le chef wahhabite, tentait d’abord en vain d’obtenir du gouvernement britannique un revirement politique en sa faveur contre les Hachémites. Néanmoins après la disparition du Cheikh Rachid, un allié des Turcs, et l’annexion de son territoire par Ibn Séoud, celui-ci s’assurait le contrôle de la plus grande partie de l’Arabie et les Anglais étaient obligés de lui fournir une aide financière et militaire afin de le dissuader d’attaquer le Hedjaz. Saint John Philby, qui s’était lié d’amitié avec lui, était accusé par ses collègues de devenir son agent attitré après avoir traversé clandestinement la péninsule arabique de Riyad à Djeddah sans l’autorisation de ses supérieurs pour démontrer l’inefficacité de leurs alliés Hachémites.

Le noyau du foyer national juif

Cependant, depuis juin 1916, la révolte arabe du Hedjaz avait éclaté sous la direction de l’archéologue Lawrence du Bureau Arabe, dont l’objectif était de couper le ravitaillement des garnisons turques par le chemin de fer qui reliait Damas à Médine, et de s’assurer le repli des Turcs afin de libérer les armées anglaises stationnées en Egypte de toute menace sur leur flanc lors de l’attaque projetée contre la Palestine à partir du Sinaï.

La difficulté était évidemment d’empêcher les forces arabes d’occuper la Palestine et Damas avant l’arrivée des armées britanniques, mais Lawrence allait y veiller en obtenant la participation des tribus de l’Est de la Syrie dans l’attaque et l’occupation du port de Aqaba, et en les détournant ainsi de toute velléité d’occuper les territoires convoités par les puissances européennes.

C’est ainsi que les armées d’un général anglais inconnu, tout juste nommé et qui n’avait jamais participé à une bataille, Allenby, attaquaient et prenaient Beersheba, puis Gaza, s’ouvrant ainsi les portes de la Palestine, et pénétraient dans Jérusalem quelques jours plus tard, en novembre 1917.

Aussitôt, un haut commissaire, Sir Herbert Samuel, un administrateur juif, y était nommé avec mission d’organiser tout le territoire situé à l’Ouest du Jourdain, et bien sûr, d’y jeter les bases fondant le foyer national juif conformément à la déclaration Balfour communiquée quelques jours auparavant.

Que l’armée d’Allenby atteignît 100.000 hommes dans un théâtre d’opérations quoiqu’on en dise secondaire, au moment même où les Allemands transféraient leurs troupes de l’Est de l’Europe après les accords de paix signés avec les Bolcheviks russes, vers la Belgique pour déclencher l’offensive de la Somme contre les armées franco-britanniques afin de faire la décision sur le front de l’Ouest comme ils l’avaient fait dans l’Est, a de quoi laisser songeur relativement à l’échelle des priorités stratégiques établies par le gouvernement britannique au moment même où ses armées étaient menacées d’écrasement en France.

Israël est né avec… le pétrole  

Ce n’est qu’au début des années 30 qu’on a compris que cet intérêt prioritaire pour le Moyen-Orient, que la perspective de la création de l’Etat d’Israël ne justifiait absolument pas, avait enfin trouvé son mobile, le pétrole. Mais Saint John Philby, après sa démission de l’administration pour des malversations financières lors de son passage en Jordanie avait acquis une grande renommée en devenant le premier occidental à traverser le désert du Rub’ El Khali, que même la découverte de sa correspondance compromettante avec Ibn Séoud n’avait pas altérée. Converti à l’islam, il était devenu le conseiller et le négociateur attitré d’Ibn Séoud et avait avalisé l’accord sur les concessions pétrolières accordées à la société américaine Standard Oil of New Jersey et ceci avait évidemment fait de lui un homme fortuné et le représentant de plusieurs intérêts occidentaux dans le Royaume.

Depuis lors, un partenariat stratégique lie le Royaume d’Arabie Saoudite aux Etats Unis d’Amérique, que pas même les attentats du 11 septembre 2001 n’a altéré. Mais pour ses rivaux du Bureau Arabe, les choses n’avaient pas été aussi brillantes. Lawrence avait acquis la notoriété en publiant son récit sur la révolte du Hedjaz, ‘‘Les sept piliers de la sagesse’’, il avait préféré se retirer de la politique du Moyen-Orient et n’avait pas cherché à utiliser toute l’influence qu’il avait acquise pour faire fortune, d’autant que toutes les promesses qu’il avait faites à ses amis Hachémites n’avaient pas été respectées, et cela lui avait paraît-il posé un cas de conscience.

Le Shérif Hassine avait été chassé de la Mecque par Ibn Séoud et son fils Faïçal, d’abord plébiscité Roi de Syrie, avait été détrôné par les troupes françaises. A l’instigation de l’archéologue Gertrud Bell il avait été alors placé sur le trône de l’Irak après une mascarade électorale, et son frère Abdallah avait été nommé Roi du royaume que les Anglais avaient établi à l’Est du Jourdain pour servir de tampon entre la Palestine juive et le Royaume d’Arabie Saoudite, ce royaume sera nommé Jordanie.

En fin de compte, l’actuelle carte politique du Moyen-Orient est née des cerveaux illuminés d’une poignée d’archéologues et historiens atypiques imprégnés d’orientalisme parfois diplômés de grandes institutions anglaises devenus espions pour les besoins de la cause, et qui contre le panislamisme turc avaient brandi la carte du panarabisme et convaincu des chefs de guerre ou de bandes arabes tout à fait inconscients des ambitions et des politiques impérialistes, de participer contre promesses et espèces à une guerre dont ils ne retireraient rien. Et ces archéologues s’étaient trouvés en porte à faux avec les engagements contractés par des politiciens dénués de toute morale à la tête de leur gouvernement, au point  d’abandonner et de se retirer comme Lawrence, ou bien de trahir afin d’en tirer un profit personnel, à l’instar de ce qu’avait fait Philby et de ce que ferait plus tard son fils Kim.

Pour conclure, autant l’islamisme que le nationalisme panarabe ne sont que les créations des puissances impériales sur lesquelles elles continuent de jouer alternativement au fil des nécessités du moment afin d’asseoir et consolider leurs dominations sur les peuples de la région.

* Médecin de libre pratique.

‘‘The Passionate Spies: How Gertrude Bell, St. John Philby and Lawrence of Arabia Ignited the Arab Revolt’’, essai de John Harte, 240 pages, 2022.

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