En 1849, les Anglais, autrement dit la John Company, annexaient le royaume du Punjab à leurs possessions indiennes. Pourtant rien ne laissait présager un tel dénouement. Le royaume disposait de l’armée autochtone la plus puissante d’Asie, commandée par des officiers français issus des guerres napoléoniennes, ou américains, et ayant à sa disposition outre une cavalerie et une infanterie entraînée à l’européenne, une puissante artillerie. Cette armée avait combattu souvent avec succès contre les terribles guerriers Pathans, et avait même réussi à conquérir sur eux la province du nord-ouest et la ville de Peshawar.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les relations entre le royaume et la compagnie des Indes orientales qui avait conquis la totalité de l’Inde avaient été cordiales. Les Anglais avaient néanmoins obtenu un droit de passage vers l’Afghanistan et ils avaient réussi à conquérir Kaboul avec l’aide des régiments punjabis. Cependant ils n’avaient pas pu s’y maintenir; ils avaient été exterminés par les tribus montagnardes. Par ailleurs, ils avaient interdit à leurs alliés punjabis toute extension en direction du Sind ou l’Est, la rivière Sutlej devant constituer la frontière commune entre les deux puissances. Ainsi toutes les principautés indépendantes à l’est de la rivière passaient sous la dépendance des Anglais.
On ignore à quel moment les dirigeants de la John Company ont commencé à envisager la conquête du royaume voisin, d’autant que jusque-là son gouvernement s’était conduit en allié loyal.
Il convient de rappeler ici que l’élément dominant de l’Etat Punjabi était constitué par les Sikhs, cette confrérie religieuse d’inspiration soufie composée essentiellement par les paysans jats hindous sous l’autorité des dirigeants religieux appelés Gurus à qui était reconnue une autorité quasiment divine comparable à celle des imams chiites.
Les Britanniques à la manœuvre
L’histoire de la confrérie, d’abord pacifique, avait été une succession de guerres contre le gouvernement musulman moghol, et quelques gurus avaient été pris et exécutés après avoir été torturés. Le dernier, Gobind Singh, avait demandé qu’après sa mort, nul guru ne lui succédât, le livre saint, l’Adi Granth, constitué d’une compilation d’hymnes composés par les gurus et des soufis musulmans, faisant désormais office de guide de la communauté.
Les Sikhs étaient donc fondamentalement hostiles aux musulmans qui composaient pourtant la majorité de la population. Au début du XIXe siècle Ranjit Singh avait réussi à réunifier la totalité du Punjab, le Kashmir, et une partie de l’Afghanistan sous son autorité. Mais à sa mort, en 1839, une lutte pour le pouvoir s’engageait entre différents clans sikhs, Sindhiwala, Majithia, Attari Wala, un autre, celui des Dogra, étant hindou. Son premier successeur était empoisonné, le second, son fils, mourait sous les blocs de pierre d’une arche écroulée lors de son passage à dos d’éléphant, le troisième était assassiné alors qu’il essayait une arme à feu. L’un des instigateurs du meurtre, un des frères Dogra, s’enfuyait au Kashmir en emportant la totalité du trésor royal, et l’autre se réfugiait en territoire anglais dont l’autorité apparaissait ainsi impliquée dans les désordres survenus dans l’Etat voisin. Une reine était décapitée par ses servantes, tout comme l’était un premier ministre par les soldats.
Cependant à partir de 1845 les Anglais mobilisaient leurs forces indiquant clairement qu’ils se préparaient à attaquer. On en ignore encore les raisons. Le Punjab étant la voie d’invasion de l’Inde à partir de l’Afghanistan, ils n’auraient eu d’autre choix que de l’occuper, d’autant que sa population étant en majorité musulmane se serait forcément ralliée à d’éventuels envahisseurs partageant sa religion.
Le démembrement du Punjab
La première guerre anglo-sikhe débutait quand l’armée du Punjab franchissait la rivière Sutlej sur son propre territoire pour prévenir les mouvements des Britanniques et cela fournissait à ces derniers un prétexte pour ouvrir les hostilités. Plusieurs batailles se déroulaient dont la plus indécise, celle de Ferozeshah, voyait les Britanniques à deux doigts du désastre final qui aurait signifié leur expulsion de l’Inde, être sauvés par la défection de deux chefs de l’armée sikhe.
La première guerre se terminait à Subran avec une nouvelle défaite sikhe et une nouvelle défection de son commandement, et était suivie par le démembrement du Punjab duquel étaient détachés le Kashmir, les collines sub-himalayennes et la frontière du Nord-Ouest. Le pouvoir était nominalement transféré à l’enfant Duleep Singh sous l’autorité de sa mère. Mais très vite celle-ci devenant un symbole de la pérennité de l’État et de l’indépendance était exilée.
La deuxième guerre anglo-sikhe débutait en 1849 après un premier soulèvement à Multan et le massacre d’officiers anglais, ainsi que la tentative d’agents anglais de lancer les Afghans dans une guerre contre les Sikhs. La bataille de Chilian Wala voyait une nouvelle fois les Anglais menacés d’annihilation et une fois encore les Sikhs s’abstenir de porter le coup décisif par la faute d’un commandement déficient. La guerre se terminait à Gujrat par une dernière défaite après l’épuisement des munitions dans le camp punjabi.
Le Punjab était ainsi définitivement annexé et devenait une province de l’Inde britannique. Le Koh i noor, ce diamant extraordinaire allait orner la couronne britannique jusqu’à ce jour.
Le maharajah Duleep Singh déposé vivrait en Angleterre et se convertirait au christianisme perdant ainsi tout espoir de se voir rétablir sur le trône.
Les auteurs Sikhs, tels le célèbre écrivain journaliste Khushwant Singh, auteur du présent ouvrage, traitant de cette époque troublée, se sont appuyés sur des témoignages, en général issus d’officiers ou administrateurs directement impliqués dans les évènements, le plus souvent anglais, quelquefois européens, ayant un intérêt à dépeindre la Cour Royale du Punjab sous un jour très négatif, afin d’en justifier une conquête autrement injustifiable. L’un des principaux demeure celui du militaire américain Gardner. C’est dire combien il faille en prendre connaissance avec prudence.
Fuite, corruption, trahison…
Les Punjabis contemporains expliquent donc la défaite de leur pays par la trahison, d’abord celle des Dugras, ces hindous qui avaient effectivement aidé les Anglais en s’abstenant d’envoyer des soldats les combattre, puis acheté le Kashmir, et dont le dernier descendant, Hari Singh, empêcherait le rattachement de cette province peuplée aux 3/4 de musulmans, au Pakistan lors de la partition en 1947.
Relativement aux chefs sikhs abandonnant le champ de bataille au moment décisif et épargnant aux Britanniques un désastre certain, il y aurait beaucoup à dire; il est certain que les Anglais ont souvent tenté de circonvenir leurs adversaires par la corruption. La révolte arabe du Hedjaz, en 1916, l’a plus tard prouvé.
Néanmoins, il est étonnant que les chefs de l’armée à Ferozeshah qu’on aurait pu à tout le moins accuser d’incompétence après leur fuite du champ de bataille, pour ne pas dire de trahison, aient été ceux là mêmes qui ont mené la bataille suivante perdue à Subran en 1846.
La question se pose aussi pour Chilian Wala. Cette fois encore, à deux doigts d’une victoire totale, le commandement sikh a failli ou trahi.
La conclusion qui se dégage est édifiante: il est vrai que l’Etat sikh à la mort de Ranjit Singh est apparu non seulement traversé par des fractures communalistes mais aussi dénué des institutions et des traditions politiques nécessaires à une transition institutionnelle du pouvoir; les concurrents ont fait usage des mêmes moyens, l’assassinat, la trahison, la calomnie, que ceux qui étaient utilisés à la cour ottomane dans les mêmes conditions. Mais une réalité demeure: l’Etat sikh, armée et gouvernement, n’ont apparemment, pas plus que le président Sadate en 1973, jamais eu l’intention de vaincre, parce qu’une défaite anglaise aurait comporté pour eux le risque du rétablissement dans le sous-continent d’un pouvoir musulman, perspective qu’ils craignaient plus que tout. Il est à cet égard significatif que lors de la grande révolte contre les Anglais en 1857, ces derniers aient pu compter sur les soldats sikhs qu’ils venaient pourtant de réprimer 8 années auparavant, pour réduire avec succès les soldats hindous et musulmans qui s’étaient soulevés.
Faut-il en conclure que les soldats punjabis trahis et tombés sur le champ de bataille à Ferozeshah et Chiliianwala étaient essentiellement musulmans? Le Punjab était demeuré la seule province du nord de l’Inde fidèle à la couronne britannique lors de la grande mutinerie. Les élites au pouvoir au Punjab, sikhes et hindoues, étaient parfaitement conscientes qu’étant minoritaires dans un pays majoritairement musulman, seul le pouvoir des Anglais aurait pu préserver leur position dominante dans la société. Dans ces conditions, les accusations de trahison portées aujourd’hui contre les Dugra hindous, qui semblent justifiées, ou les généraux sikhs exécutant en réalité les ordres de leur gouvernement, s’apparentent plus aux luttes politiques contemporaines en vue de l’établissement d’un Etat proprement sikh au Punjab dans le cadre de la fédération indienne, ou en dehors d’elle et baptisé alors Khalistan, la destruction du Temple d’Or d’Amritsar en 1984 ayant constitué le paroxysme de la lutte indépendantiste.
Il existe aujourd’hui au Canada et aux Etats Unis un mouvement politique Punjabi pro Khalistan, dont quelques militants ont été assassinés, il y a quelques mois, suscitant des accusations au plus haut niveau (Trudeau et Biden) contre les services secrets de l’Inde.
Ce livre, écrit, il ne faut pas l’oublier, sous l’égide de la Fondation Rockefeller, révèle donc depuis sa publication en 1962 un double intérêt, d’abord punjabi nostalgique d’une indépendance révolue illégalement supprimée par les Anglais que la libération de l’Inde et surtout la création du Pakistan n’ont pas rétablie, ensuite américain qui n’a certainement rien d’innocent et que l’accession de l’Inde au statut de grande puissance ne rend que plus actuel.
* Médecin de libre pratique.
‘‘The Fall of the Kingdom of Punjab’’ de Khushwant Singh , éd. Penguin Books Limited, 200 pages, 13 août 2014.
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