Par la confusion des rôles qu’elle a induite, la visite de Béji Caïd Essebsi à Sousse a rappelé aux Tunisiens le détestable souvenir du chef dominant et du culte de la personnalité.
Par Noura Borsali *
La visite, mercredi 4 octobre 2017, de Béji Caïd Essebsi à Sousse a suscité une grande polémique et un mouvement de mécontentement sur les réseaux sociaux. Elle soulève, en effet, d’importantes questions tout à fait légitimes telles que celles relatives aux compétences du président de la République, à la nature des projets pour lesquels il a fait le déplacement à Sousse et à l’«accueil populaire» organisé à l’occasion de sa venue.
Le programme de la visite a concerné le lancement officiel du centre commercial Mall of Sousse, le projet d’extension du stade olympique de la ville, les laboratoires pharmaceutiques d’Unimed (qui, soit dit en passant, appartient à Ridha Charfeddine, député Nidaa Tounes), la station d’assainissement, ou encore le Centre national de formation professionnelle en électronique.
Des compétences présidentielles limitées
Ces visites n’ont pas manqué de poser la question des compétences du président de la République telles que définies par la Constitution de 2014. D’aucuns y ont relevé un équivoque ou une confusion ou encore un dépassement des limites quant aux attributions du président de la République telles que fixées par les constituants.
Il serait utile de rappeler que la seconde Constitution se voulait en rupture avec celle de 1959 quant au statut de l’autorité suprême du pays. La première Constitution tunisienne avait été maintes fois amendée sous les règnes respectifs de Bourguiba et Ben Ali et a conféré un rôle dominant et hégémonique au chef de l’Etat dont les pouvoirs étaient étendus tant dans le texte que dans l’exercice réel du pouvoir. Le régime politique était présidentiel, voire présidentialiste. C’est le chef de l’Etat qui ordonnait, commandait et traçait la voie à suivre à son Premier ministre dont le rôle se limitait à exécuter la politique de son chef et à coordonner le travail gouvernemental.
C’est cette image que les Tunisiens ont gardée de la fonction présidentielle dans un régime devenu une sorte de «république monarchique». C’est cette étendue des pouvoirs présidentiels qui a fait que la Constitution du pays a été instrumentalisée au profit du seul et unique chef.
De ce fait, la Tunisie n’a connu alors, de 1959 à 2011, que deux longs règnes de deux chefs d’Etat autoritaires et refusant de partager le pouvoir avec d’autres ou de préparer une quelconque alternance. Or, il est grand temps de comprendre et de faire comprendre à la population que la Tunisie de l’après 14 janvier 2011 a mis fin au régime présidentialiste, limitant ainsi les larges pouvoirs attribués au président de la République et prévenant toute forme d’autoritarisme et de culte de la personnalité.
La Constitution votée le 27 janvier 2014 a instauré un régime semi-parlementaire ou semi-présidentiel qui a eu le mérite d’amoindrir les compétences du président de la République et de conférer un rôle plus important tant au chef du gouvernement qu’aux différentes institutions sur lesquelles se fonde un Etat de droit. Le pouvoir est devenu bicéphale, les deux têtes étant le président de la République et le chef du gouvernement. Les attributions du président sont, en effet, limitées quoiqu’en apparence.
Le président de la République usurpe le rôle de chef du gouvernement.
Incarnant l’unité nationale, le président de la République veille au respect de la Constitution, garantit l’intégrité territoriale, la continuité et l’indépendance de l’Etat, détermine les orientations générales dans les domaines respectifs de la défense et des affaires étrangères et assure la sécurité intérieure de la République, et ce après aval et avis du chef du gouvernement. Il ratifie les traités internationaux, nomme et accrédite les ambassadeurs. Il dispose du pouvoir de grâce. Il est chef des armées et préside les organes supérieurs de la sécurité nationale. Il prend les mesures nécessaires dans les cas de circonstances exceptionnelles. Il nomme aux hautes fonctions militaires après consultation du chef du gouvernement. Le président tunisien nomme certains hauts fonctionnaires comme le Mufti de la République ou encore le gouverneur de la Banque centrale sur proposition du chef du gouvernement et avec l’approbation de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Il dispose d’autres compétences législatives mais contrôlées par l’Assemblée…
La confusion des rôles
Dans ce nouveau système, les pouvoirs du chef du gouvernement sont réels, même si, dans bien de cas, les décisions se prennent après consultation du président de la République mais sans que ce dernier n’interfère dans l’action gouvernementale. Seule l’ARP est habilitée à demander des comptes au chef du gouvernement. C’est à lui de fixer la politique générale de l’Etat et que revient la charge du plan de développement. C’est lui aussi qui organise et supervise les ministères, les administrations, les entreprises et les établissements publics, en somme les rouages de l’Etat… Il est responsable de l’exécution de ces politiques.
Aussi force est-il de constater que, quoique les tâches et attributions du président de la République ne soient pas mineures, elles ne lui permettent, en aucun cas, d’avoir «une prise directe sur l’action gouvernementale, ni même sur les choix et les dossiers de développement. Il n’est pas du tout concerné, non plus, par le fonctionnement des organes administratifs et des services publics, dans tous les domaines et secteurs» (TAP).
Comment expliquer alors cette visite du président de la République à Sousse pour lancer et superviser des «projets économiques» et ce en l’absence du chef du gouvernement à qui, pourtant, revient constitutionnellent cette tâche ?
Cette visite crée une équivoque et une confusion des rôles pourtant bien définis, comme nous l’avons vu précédemment, par la Constitution de 2014.
Pour bien d’observateurs, le risque serait de chercher à rétablir l’image d’un président omnipotent, ayant du mal à se faire au système semi-présidentiel qui limite ses compétences. Si aucun conflit n’a surgi, du moins en apparence, entre les deux têtes de l’Etat à cause de cette confusion des rôles, c’est parce que le chef du gouvernement est du même bord que le président de la République. Béji Caid Essebsi n’a pas manqué, d’ailleurs, de relever les failles, selon lui, du nouveau système politique mis en place, d’où son projet éventuel de réviser, en temps voulu, la Constitution afin de rétablir le système présidentiel.
Des craintes se sont alors exprimées quant à un glissement possible vers une sorte de présidentialisme ou une nouvelle forme d’autoritarisme. En réalité, ces craintes ne pourraient se justifier face à une vigilance citoyenne de plus en plus accrue.
Un champ d’oliviers qu’on détruit pour construire… un mall à la Saoudienne.
Le béton remplace l’olivier
Les critiques de la visite ont porté également sur le choix des projets comme le Mall of Sousse ou encore celui de l’extension du Stade olympique de Sousse. Ces projets sont-ils si importants pour valoir le déplacement du président de la République? Des Tunisiens auraient souhaité que des projets portant des ambitions économiques et environnementales soient mis en place et inaugurés, tels, au Maroc, le parc éolien destiné à être «le plus grand parc éolien du continent africain» et, dans la même veine, le parc solaire Noor qui devrait être, selon ‘‘Huffpost Maroc’’ (2016), «la plus grande centrale solaire du monde» devant permettre au pays «de réduire de 240.000 tonnes par an son émission de gaz à effet de serre et d’alimenter environ un million de foyers en électricité».
Les Tunisiens ont le droit de rêver à de telles réalisations plutôt qu’à un Mall, projet de l’homme d’affaires Koraich Ben Salem dont le nom a été bizarrement omis par les médias hormis quelques rares titres qui l’ont mentionné. On se serait attendu à un important projet agricole dans une région riche en oliviers et sur une terre à vocation agricole plutôt qu’un Mall occupant 65.000 m2 et prenant bizarrement la place d’un champ d’oliviers centenaires, richesse légendaire de celle qu’on nomme «la Perle du Sahel».
Un «accueil populaire» organisé et une foule «invitée» à crier : «Que vive le Président !».
L’école d’abord
La visite présidentielle a suscité, par ailleurs, la colère de bien de Tunisiens. L’accueil réservé au président de la République a été vu comme calqué sur ceux des époques de Bourguiba et Ben Ali, présidents incontestés et maniant le culte de la personnalité. «Accueil populaire», a-t-on noté sur la page officielle de la présidence de la République. Tant il est vrai que Sousse s’est trouvée, ce matin-là, obligatoirement «attentionnée» et apparaissant dans une belle allure grâce à d’ambitieux préparatifs, à une étonnante et soudaine propreté des espaces publics, à une joyeuse fanfare, à de jolies majorettes et à des drapeaux garnissant la ville, ainsi qu’à une foule «invitée» à venir crier, comme aux temps anciens : «Que vive le Président !». Même les élèves ont été, par cette matinée pluvieuse, éjectés dans les rues, sans autorisation de leurs parents, pour applaudir, drapeau en main, le passage du président.
Les protestations de certains parents ainsi que du syndicat régional de l’enseignement contre l’instrumentalisation politique de l’école n’ont pas tardé à s’exprimer. Et des parties ont annoncé d’ores et déjà le dépôt d’une plainte contre les responsables qui avaient pris la décision de l’arrêt des cours et de la présence des lycéens dans les rues en rappelant les deux articles de la Constitution 2014 relatifs aux droits des enfants et à leur protection. L’article 47 stipule, en effet : «Les droits de l’enfant sur ses parents et sur l’Etat sont la garantie de la dignité, de la santé, des soins, de l’éducation et de l’enseignement» et que : «L’État se doit de fournir toutes les formes de protection à tous les enfants sans discriminations et selon les intérêts supérieurs de l’enfant». Dans l’article 16 : «L’Etat garantit la neutralité des institutions éducatives par rapport à toute instrumentalisation partisane».
De quelle rupture alors peut-on parler ? Et quelle transition démocratique peut-on encore évoquer? Cette visite a revivifié, hélas !, chez la population, l’image du chef dominant et du culte de sa personnalité. C’est ainsi, rappelons-le, que, pendant des décennies, de telles représentations ont marqué la mémoire des Tunisiens et fait le lit de l’autoritarisme contre lequel, d’une seule voix, des milliers de Tunisiens se sont élevés un 14 janvier 2011.
* Universitaire, écrivain.
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