Sept ans de transition démocratique n’ont pas réussi à infléchir l’émigration des jeunes Tunisiens vers l’Europe. Un véritable Exodus qui ne dit pas son nom!
Par Asef Ben Ammar, Ph.D.
Que dire à ce sujet sensible, alors que l’humanité célèbre la Journée internationale des migrants ?
Ce n’est pas la guerre des générations, mais tout comme! Un nombre grandissant de jeunes Tunisiens en chômage ne lésine plus sur les moyens pour changer la trajectoire de leur quotidien. Ils parient sur l’«Exodus», comme tremplin pour une nouvelle vie.
Durant l’année 2017, plus de 15 000 jeunes Tunisiens ont embarqué dans les felouques clandestines pour rejoindre les rivages de l’Europe.
En face, les «vieux» de la vieille politique jouent le ressentiment à tout-va, et font semblant de ne pas comprendre le tsunami de la migration clandestine des jeunes Tunisiens. Quelque chose ne tourne pas rond au regard de l’ampleur de tel phénomène. Pourtant, tout le monde sait que face au chômage endémique des jeunes, les gouvernements tunisiens post-2011 ont pataugé lamentablement, sans oser réformer l’économique pour lui donner l’appétit de la création de l’emploi.
En Tunisie, chaque semaine, plusieurs dizaines de jeunes chômeurs se «jettent à la mer» mettant le cap sur l’Italie, et à n’importe quel prix! L’Exodus se vit en continu et en direct, avec son lot de drames et de vécus amers pour les rescapés, et leurs familles. Poussés à l’exil par un chômage impitoyable, une pauvreté humiliante, ces jeunes craquent face à l’inertie de leur gouvernement et de leurs élus. Par centaines, ils décident de claquer la porte (du Bled), faisant un pied de nez aux milieux politiques et médiatiques, pour aller voir ailleurs!
Enjeux politico-économiques :
Diversement jugés, les jeunes de l’Exodus sont perçus par certains comme des entrepreneurs visionnaires et des acteurs rationnels et des «aventuriers» dans l’âme.
Poussé par la dèche ! Et c’est la logique de la double peine! Les jeunes partisans de l’Exodus vivent la dèche du quotidien de la pauvreté de leur «coin perdu»; et celle issue de l’anathème médiatisée et avilissante jetée par l’establishment et l’«intelligentsia» mondaine de Tunis.
Face au tsunami de la vague migratoire, des jeunes migrants, certains ministres, et certains pseudo-journalistes, attrapent le «mal de mer», perdent le Nord, et plongent à leur tour dans un maraîchage de ressentiment, mêlant dénigrement, déni et jurons de toutes sortes; envers ces jeunes sans moyens, en quête de travail décent et d’un minimum de pouvoir d’achat.
Ajoutant de l’huile sur le feu, les «rentiers» de la Feuille de route de Carthage crachent leur haine sur des communautés entières, humilient des centaines de milliers de jeunes intéressés par l’Exodus… et dévoilent leur incompétence politique. Le tout pour se déresponsabiliser face à un marasme économique marqué par le chômage et l’endettement. Ces mêmes «rentiers» ne font rien pour réformer courageusement l’économie et pour redonner de l’espoir aux nouvelles générations vivant chômage.
Incompréhension? Plus que cela, c’est toute une politique de ressentiment et de déni, savamment orchestrée! Un ressentiment politisé qui spécule sur les ramifications partisanes des mésaventures migratoires de tous les déçus de la Tunisie post-2011.
Dans une démocratique qui se respecte, cela n’a pas de droit de cité. Pour de nombreuses jeunes et communautés en régions pauvres, la «harga» (émigration clandestine), n’est rien d’autre qu’un ultime geste de survie et un vital sursaut d’amour-propre, contre un quotidien misérable. Plusieurs sondages récents estiment qu’un jeune chômeur sur deux est tenté par l’Exodus (54%), peu importe les moyens de bord, n’en déplaise aux élites et aux politiciens invétérés de Tunis !
Ras-bol. Sept ans après la destitution de l’État mafieux de Ben Ali, la Tunisie n’arrive pas à inverser la vapeur de l’Exodus! Les jeunes sont encore plus nombreux à tenter une émigration à tout va! Pour ceux-ci, l’Exodus «ce n’est pas la mer à boire», comparativement au vécu misérable du quotidien! Bien au contraire, un tel projet est perçu comme une lueur d’espoir et une providentielle alternative à un statu quo qui s’incruste par l’incapacité du gouvernement à initier des réformes requises et à insuffler de l’espoir.
Prendre le large, devient presque la seule option envisageable pour des dizaines de milliers de jeunes, soumis à un vécu qui les consument à petit feu, un peu plus chaque jour, alors qu’ils sont encore à la fleur de l’âge… À Tataouine, à Thala comme à Bir El -Hafay!
Contre vents et marées, et au péril de leur vie, au moins la moitié des 650.000 chômeurs recensés en Tunisie (garçons et filles) sont prêts à s’entasser dans les «felouques de la mort», des embarcations de fortune pour partir, et de n’importe quel rivage des 1200 km de côtes tunisiennes; le tout pour traverser les 150 km séparant la Tunisie de Lampedusa, cette île italienne devenue célèbre par le nombre de cadavres jonchant ses plages, mais aussi par son généreux accueil aux jeunes Tunisiens en quête d’un transit, pour un avenir meilleur.
Investissement ! Et cela coûte 1.200 euros, aller simple, payé d’avance (comptant), avec quelques options (gilet de sauvetage à 100 euros, etc.). Il y a des rabais aussi, pour le voyage de groupe issu du même village… avec aussi des tarifs pour jeune mineur (accompagné ou pas). C’est presque le salaire d’une année de travail au salaire minimum. Et la demande ne faiblit pas! Pas que les jeunes, des familles entières embarquent à bord, faute de mieux chez eux.
Le défi est de taille, et les candidats à l’Exodus jouent le tout pour le tout; «ça passe ou ça casse!» Si «ça passe», l’espoir de changer de trajectoire de vie devient réel… avec à la clef dans 8 cas sur 10 un travail, du respect et une vie décente (comparativement au quotidien de la moyenne des Tunisiens), dans des pays où le salaire minimum est quasiment 6 fois plus élevé que celui prévalant en Tunisie. Mais, si «ça casse», le fait d’avoir essayé devient un épilogue salutaire en soi. Et plusieurs paient de leur vie cette aventure périlleuse.
Le sens du défi est aussi pour quelques choses! Pour plusieurs de ces jeunes, le fait de s’embarquer dans cette aventure incertaine constitue en soi un pied de nez à un gouvernement allergique aux risques, réfractaire aux réformes et gangrené par l’incompétence.
Pour des milliers de jeunes au chômage (et pour leur famille), il n’y a rien à perdre en pariant sur un meilleur sort, sous d’autres cieux, même si le parcours est périlleux et semé d’embûches. C’est pourquoi des centaines de milliers de jeunes sont convaincus, dur comme fer, qu’ils doivent observer le marché de l’Exodus…et se tenir sur le qui-vive afin d’embarquer dès qu’une fenêtre d’opportunité climatique ou économique (tarif) le permettait.
Risque calculé. Et ce n’est pas gagné d’avance! Les chiffres sont éloquents, parfois dramatiques! En moyenne, le jeune émigrant issu de Zarzis, de Kerkennah, de Mahrès ou de Gabès a presque 4 chances sur 5 d’arriver à bon port en Italie, à bord de ces felouques d’un autre temps. Il encourt le risque de mourir (1 fois sur 20) noyé en Méditerranée à seulement quelques kilomètres de sa famille (parfois sans jamais laisser de trace, ni de cadavre à enterrer). Beaucoup se font arrêter par des garde-côtes, bien avant l’embarquement. Mais, tout compte fait, la théorie du choix rationnel nous apprend que la tolérance au risque est inversement proportionnelle au niveau du revenu, à l’âge et aux acquis en bien-être.
Solidarité. Tout porte à croire que les candidats à l’Exodus mûrissent longuement leur projet migratoire. Et pour ce faire, ils mobilisent l’essentiel de l’épargne de leur famille (bijoux vendus, troupeau bradé, hypothèque de palmiers, etc.). La famille et les réseaux d’amis sont mis à contribution pour faire aboutir le projet d’émigration de leur jeune. C’est un vrai investissement familial solidaire et un réel geste lucide faisant partie intégrante d’une stratégie de diversification des activités et des revenus des familles vivant les aléas climatiques.
Plusieurs chercheurs internationaux et tunisiens ont examiné les déterminants des phénomènes migratoires dans le Sud, le Centre et l’Ouest de la Tunisie en viennent à la même conclusion (lire à ce sujet, les écrits de H. Attia, de A. Abaab ou de H. Boubakri).
Avec la retraite des actifs ayant émigré durant les années 1970 (de manière officielle), plusieurs contrées rurales n’ont plus accès aux mandats de leurs émigrés (devenus «chibani» ou vieillards), finissent par pousser les plus jeunes à prendre le relais et profiter du savoir-faire migratoire des plus anciens et ainsi que de la diaspora déjà présente en Europe.
Ressentiments des élites politiques
Le projet d’émigration des jeunes chômeurs dérange au plus haut point! Il suscite des ressentiments divers, voire du harcèlement moral (parfois physique) de la part des institutions de l’État tunisien. Chacun rame pour sa paroisse, les élites politiques répondent aux chants de sirènes de leur parti… et aux incitations budgétaires européennes pour l’Exodus des jeunes chômeurs. Ces élites font valoir l’irrationalité de ces jeunes, l’illégalité de leur démarche… faisant fi des droits élémentaires à une vie décente de centaines de milliers de jeunes chômeurs laissés pour compte.
Indécence. Face au drame de l’Exodus, et au lieu de remettre en question leur action politique, de nombreux ministres de la coalition gouvernementale se prononcent «gauchement» sur l’Exodus, au point de mettre de l’huile sur le feu. Pour de nombreux ministres de la coalition, le chômage des jeunes fait partie d’un destin immuable, un «mektoub» impossible à changer.
Le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi en met du sien par une déclaration rapportée par ‘‘L’Économiste maghrébin’’. Parlant de ces jeunes «harragas», le ministre les qualifie de hordes de «hors-la-loi», et presque de malfrats, qui doivent assumer seuls leur décision… Ajoutant que la Tunisie ne doit pas les considérer comme des victimes ou des «méritants». Pour un ministre des Affaires sociales, cela relève de la démonstration par l’absurde, un pays qui compte au moins 1,5 million d’émigrants bien installés dans leur pays d’accueil, même si un bon nombre d’entre ont été à un moment ou un autre irréguliers ou non conformes aux lois bureaucratiques en vigueur.
13% du PIB. Depuis toujours, l’émigration constitue est un enjeu majeur pour le progrès social de la Tunisie. Les derniers chiffres issus du dernier rapport de la Banque mondiale fait un portrait des transferts de devises (remittance) par les émigrants dans leur pays d’origine et estiment que la Tunisie encaisse annuellement plus 5 milliards de dinars de ses émigrants en argent comptant avec presque autant en transfert en valeur incorporée dans biens durables et autres dépenses durant les vacances. C’est bien plus du chiffre d’affaires de tout le secteur touristique (7% du PIB).
On peut reconnaître le droit des gouvernements européens de fermer leurs portes aux flux grandissants de migrants débarquant sur leur sol, mais pouvons-nous dire autant pour le gouvernement tunisien qui fait tout pour empêcher ses jeunes de tenter leur chance ailleurs, et avec des accidents meurtriers, à l’instar de celui engendré récemment par une frégate de l’armée tunisienne, qui pourchassant un bateau transportant une centaine d’émigrants tunisiens, a engendré une cinquantaine de victimes.
Des spécialistes du droit international doivent examiner les enjeux et répondre à la question suivante : de quel droit, le gouvernement tunisien peut-il utiliser la force excessive et le «harcèlement» quotidien contre ces jeunes à qui il n’a pas pu offrir de l’espoir d’un emploi viable et digne de la Tunisie post-2011?
* Analyste en économie politique.
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