Après les voyous au look anarcho-punk de ‘‘Ouled Moufida’’, diffusée l’année dernière par El Hiwar Ettounsi, c’est une autre chaîne privée, Ettassia, qui tient le haut du pavé, cette année, avec le feuilleton ‘‘Ali Chouerreb’’, retraçant le parcours du célèbre dur à cuir de Tunis dans les années 1960.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Les productions télévisuelles phares proposées au public tunisien suscitent, depuis plusieurs années, de vives protestations. Le mois de ramadan est désormais immanquablement accompagné de son lot de polémiques et jérémiades.
Les feuilletons de la chaîne de télévision privée El Hiwar Ettounsi ont marqué une rupture avec le politiquement correct qui prévalait. Pendant des années, Sami Fehri, l’homme par qui le scandale arrive, a fait figure de proue en ce qui a trait à la «provocation». Les plus conservateurs voyaient en lui le promoteur patenté de la perversion des mœurs sociales. Les fictions qu’il proposait abordaient des sujets tabous en Tunisie : rupture avec les scénarios trop lénifiants de l’époque anté-révolutionnaire, acteurs qui s’expriment dans le langage de tous les jours (un peu trop cru pour certains), voyous au look anarcho-punk comme jeunes premiers, personnes mariées qui se laissent aller à l’adultère, femmes et jeunes aux mœurs dissolues, vénalité et cœurs rongés par la cupidité…
Polémiques, remous et grincements de dents
Cette année, El Hiwar Ettounsi cède le haut du pavé à une autre chaîne privée : Ettassia. En effet, le feuilleton qui retrace le parcours d’‘‘Ali Chouerreb’’, le célèbre dur à cuir du vieux faubourg de la médina de Tunis, Bab Souika-Halfaouine, fait couler beaucoup d’encre depuis la diffusion du premier épisode. Les critiques fusent à l’endroit de ce feuilleton et d’aucuns témoignent beaucoup de dépit de le voir échapper à la censure.
Les uns sont consternés de voir Ali Chouerreb être dépeint sous les traits d’un Robin des Bois tunisien, les autres s’enferment dans des considérations morales, arguant la pédérastie du vrai Chouerreb et que ce personnage constitue un mauvais exemple pour les jeunes générations.
Un fait divers a, ces derniers jours, ajouté une couche à la polémique. Le feuilleton d’Ettassia est, de nouveau, voué aux gémonies après le meurtre d’un jeune de 16 ans à Béni Khalled. L’auteur de cet homicide est un collégien âgé de 12 ans, d’aucuns estiment qu’il se serait inspiré des personnages du feuilleton ‘‘Chouerreb’’.
Ce climat de persécution nous donne l’impression que certaines personnes essayent d’imputer à ce feuilleton tous les maux de la société.
Les Tunisiens se sont trop habitués aux feuilletons aseptisés et insipides, ils se sont trop habitués à l’image reluisante de la société tunisienne qu’ils ont l’habitude de voir à la télé. C’est pourquoi les feuilletons de Sami Fehri, telles que ‘‘Maktoub’’ et ‘‘Ouled Moufida’’, et la biographie romancée d’‘‘Ali Chouerreb’’ les dérangent beaucoup. Depuis plusieurs années, à chaque mois de ramadan, bon nombre de Tunisiens n’hésitent pas à crier au scandale.
Il faut comprendre que réalisateurs et scénaristes des feuilletons télévisés de la nouvelle génération sont alignés sur les normes des fictions américaines : violence, glorification du bad boy, valorisation du stéréotype de la bimbo décérébrée, tentative d’injecter un brin de concupiscence sans pour autant provoquer le courroux de la plèbe bigote et bondieusarde… Eh oui, sous nos cieux, le puritanisme n’est pas un vain mot. Les scènes de décapitation et d’humiliation ne nous exaspèrent pas outre mesure, en revanche la représentation de Dieu dans un dessin animé, un simple smack ou un sein dévoilé sont susceptibles de provoquer des émeutes dans l’ensemble du pays.
Cela ne nous empêchera pas de souligner que ces produits télévisuels post-2011 sont d’une médiocrité désespérante et qu’en réalité ils constituent une juxtaposition de plagiats, des sortes d’avatars des fictions turques, américaines, voire même sud-américaines (telenovelas), et qu’ils s’enlisent sous un amas de stéréotypes. L’on y retrouve souvent les stéréotypes véhiculés par les séries et le cinéma américains de mauvaise qualité. Dépourvus de toute culture cinématographique et «expérimentés» par une formation inexistante, les acteurs tunisiens de la nouvelle génération vont même jusqu’à reprendre les mimiques des acteurs américains.
Une vision manichéenne de la société
‘‘Chouerreb’’, pour revenir à ce feuilleton qui provoque remous et grincements de dents depuis environ deux semaines, met en scène de très bons acteurs : Lotfi Abdelli, Dalila Meftahi, Moëz Guediri, Jamel Madani, Taoufik El Ayeb, Fériel Graja, l’excellentissime Zied Touati qui fait avec ce dont il dispose…
En revanche, la réalisation est sans imagination et la direction des acteurs est d’une nullité honteuse. Ceux qui, par exemple, jouent les bandits d’honneur dans ‘‘Chouerreb’’ forcent leurs voix maigres pour les rendre rauques, c’est comme s’ils essayaient d’y injecter artificiellement un brin de virilité, et cela n’est pas sans nous rappeler les parodies des films d’action américains doublés en français.
En outre, l’imagination des jeunes scénaristes tunisiens est conditionnée par les productions américaines. La trame scénaristique des feuilletons ramadanesques est claquée sur les fictions yankees, elle est souvent réduite à sa portion congrue. Le scénario se déroule au gré de rebondissements prévisibles et de révélations convenues et sert de prétexte à la mise en valeur des idées fumeuses qui émoustillent le bon peuple :
– virilité acquise par la force des poings;
– enfermement dans le discours misérabiliste et exaltation des petites gens;
– diabolisation des puissants cyniques qui vivent de manigances et d’intrigues. L’on n’hésite pas non plus à les dénigrer, en portant sur eux un jugement moral, en les montrant avec un verre de whisky à la main et en les présentant comme des gens aux mœurs sexuelles douteuses.
Nos feuilletons ont souvent véhiculé une vision manichéenne de la société tunisienne. Avec d’un côté, les riches buveurs d’alcool, dépravés, cyniques et sans la moindre pitié envers les petites gens, et de l’autre, les damnés de la terre, les fameux «ouled houom el arbi», beaucoup plus virils que les «faiblards» des quartiers huppés, mais rongés par le chômage et victimes du cynisme des puissants et de l’injustice de la fortune.
Ainsi, ces individus mal nés se trouvent, à leur corps défendant, contraints de sombrer dans la délinquance et la prostitution. Et, pour la énième fois, on réglera leur compte aux ventripotents amateurs de cigares et les misérables victimes de leurs manigances seront portés aux nues au dernier épisode. Il nous semble, toutefois, que cette représentation manichéenne de la société tunisienne a été moins marquée cette année.
Il faut dire que le Tunisien moyen se délecte des niaiseries qui ne présentent matière à aucune réflexion, des niaiseries qui flattent ses bas instincts et défendent les valeurs conservatrices auxquelles il croit fermement; c’est ce qui explique un peu le succès que rencontrent les fictions diffusées durant le mois de ramadan auprès du public et, a contrario, le peu d’intérêt que portent les Tunisiens au cinéma locale, lequel est essentiellement un cinéma d’auteur d’inspiration européenne (cinéma soviétique, néoréalisme italien, nouvelle vague française…).
Les feuilletons proposés au public durant le mois de ramadan ne sont pas des chefs-d’œuvre télévisuels, loin s’en faut, toujours est-il qu’il ne faut leur imputer une responsabilité plus grande qu’elle ne l’est réellement. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, la censure ne doit en aucun cas être envisagée comme solution possible. ‘‘Ouled Moufida’’ et ‘‘Ali Chouerreb’’ sont des paumés à qui il faut foutre la paix.
* Universitaire.
Articles du même auteur dans Kapitalis:
Donnez votre avis