L’interview du président de la République, Béji Caïd Essebsi, hier soir, lundi 24 septembre 2018, sur El Hiwar Ettounsi, n’a strictement rien apporté de nouveau, sinon la confirmation de ce que tout le monde sait et que l’on persiste à nier en haut lieu : ce centre du pouvoir qui ne gère plus rien, sauf en apparence.
Par Farhat Othman *
Ce n’est pas propre à la Tunisie, étant la caractéristique de cet âge des foules qu’est notre époque; mais qui est bien plus évident en Tunisie qu’ailleurs du fait de la taille réduite du pays et de ses caractéristiques, notamment humaines, qui en font un merveilleux révélateur des turpitudes d’un monde déboussolé. Nous le vérifions ci-après autour de quelques points pertinents.
Vérité et mensonge
D’abord cet art décadent de ramener à la nature ce qui est imputable aux humains relativement aux dernières intempéries. Il est bien commode d’évoquer le caractère exceptionnel des dernières précipitations; est-ce suffisant pour excuser l’impéritie des autorités au niveau des travaux d’infrastructure et de gestions communales basiques, et surtout de prendre enfin les mesures qui s’imposent?
On a bien vu ce que provoque des pluies bien moins diluviennes à Tunis et ailleurs en termes d’engorgement de canalisations. Jusqu’à quand donc continuer à mettre sur le compte de la fatalité ou des responsabilités des pouvoirs passés ce dont on est désormais responsable, prouvant en la matière une flagrante irresponsabilité à laquelle l’on veut se soustraire?
Ensuite, c’est bien puéril de prétendre être responsable et ne pas aller au bout de cette responsabilité revendiquée, car de deux choses l’une : ou le chef du gouvernement Youssef Chahed est à sa place ou il ne l’est plus; et alors, la responsabilité impose d’agir en conséquence. Comme le président estime le départ de celui qu’il a nommé préférable, sa responsabilité commande bien d’user de l’outil constitutionnel qui est à sa disposition. Or, il tergiverse, car il sait ne pas maîtriser les événements et joue, à son habitude, comme le conseille le poète à feindre d’instiguer du moment que les événements le dépassent.
Cela relève d’une vision antique de la politique et ne trompe surtout personne, notamment le Tunisien dont la caractéristique première est de se vouloir — et même de se monter — plus matou que le plus matou du pays.
En cela, le président, qui a l’habitude aussi de s’adonner à ce jeu, est trahi par son âge quoi qu’il en dise. On sait que la vieillesse demeure un naufrage où si l’on ne se perd pas nécessairement totalement, l’on perd le contrôle de ses mouvements, devenant prisonnier de réflexes dépassés ou de volonté et d’influence de l’entourage. Est-ce le cas de M. Caïd Essebsi ? Lui seul le sait !
Ce qu’il dit tend à l’attester. C’est notamment le cas de sa rupture avec le parti Ennahdha qui n’est pas, selon lui, de son fait. Ainsi se révèle-t-il une nouvelle victime de ce parti qui fait aussi, mais avec pleine réussite, la politique à l’antique, simulant et dissimulant, trompant encore et encore qui veut bien croire à ses machiavéliques protestations de foi démocratiques.
Témoin, à titre d’illustration, ce qu’il dit du bout des lèvres — sous la pressante influence de ses soutiens d’Occident — sur son acceptation de l’abolition de l’homophobie ou de la libéralisation totale de la consommation et du commerce d’alcool dans sa lettre adressée au président sur sa position concernant le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe).
Pourquoi donc ne pas l’avoir publié? Sommes-nous dans une monarchie ou l’on ne communique qu’avec le monarque? N’est-ce pas le peuple qui est à informer en premier, ou tout au moins dans le même temps que le président de la République? Et ce dernier publiera-t-il enfin cette lettre maintenant qu’il a officialisé sa rupture avec le parti avec qui il s’est allié en reniant ses engagements de campagne électorale ?
Souveraineté et soumission
On peut en dire encore plus pour illustrer ce à quoi l’on assiste en notre pays dont le peuple est plus martyrisé que jamais : ce bal de pantins qu’est devenue la scène politique. Et sur le plan national déjà pour certains exerçant de près ou de loin un pouvoir où l’on se joue d’une démocratie introuvable.
Ainsi, en veillant bien plus à l’organisation en leur temps d’élections, pure opération formelle et qui ne concerne qu’une minorité inscrite sur les listes électorales, alors qu’on se désintéresse de ce qui concerne tout le pays : la législation qu’on applique.
En effet, ce sont encore les lois de la dictature et de la colonisation qui sont toujours en vigueur en Tunisie et qui violent de manière éhontée une constitution dont on prétend respecter les délais électoraux prescrits. Or, on ne respecte déjà pas un délai autrement plus important : celui déjà dépassé de la mise en oeuvre de la Cour constitutionnelle, et pour le moins en suspendant l’application des lois subalternes devenues nulles et non avenues depuis son adoption. Ce qui fait que nos juges appliquent des lois illégales; quel modèle d’Etat de non-droit est-ce donc ?
À entendre les anciens soutiens du premier président de la République, Moncef Marzouki, dénoncer son alignement sur les puissances étrangères, une telle pantomime concerne quasiment toute la classe politique. Ce que ne fait que confirmer le refus des autorités de demander des comptes aux responsables de l’envoi de nos jeunes en Syrie, et qui encourageaient un terrorisme affublé de l’aura d’un jihad clos en islam depuis longtemps.
Notre classe politique est riche aussi de pantins dans ses rapports internationaux où l’on simule tout juste la souveraineté et l’indépendance du pays. Comment donc parler de souveraineté quand les ressortissants tunisiens sont soumis, sans nulle contrepartie sérieuse, au relevé de leurs empreintes digitales par des services étrangers?
N’est-ce pas le plus flagrant déni de souveraineté? Céder sur le relevé des empreintes digitales pour des raisons de sécurité pour l’octroi des visas suppose, qu’en contrepartie, le visa soit délivré automatiquement et gratuitement aux Tunisiens pour circuler librement pendant une durée minimale d’un an. Voilà ce que serait une contrepartie sérieuse pour une concession touchant à la souveraineté du pays et à la dignité de ses ressortissants!
Or, nos autorités n’osent réclamer une telle exigence de raison et de logique. Si nous avons un ministre des Affaires étrangères de valeur et plein de dynamisme, il ne dilapide pas moins ses talents au service d’une politique stérile, s’aplatissant devant les exigences des partenaires de notre pays qui continuent à se comporter avec lui comme avec une dépendance. Au vrai, si la Tunisie ne dépend plus formellement de la France, elle l’est matériellement de l’Europe qui entend lui imposer un nouvel accord léonin dans le sillage des accords passés pourtant négatifs et dont on n’évalue même pas le degré de nocivité.
Ainsi, Khemaies Jhinaoui n’est même pas associé aux négociations sur cet l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) qu’on s’apprête à signer en 2019, dont la responsabilité échappe à son département, alors qu’on daigne même demander d’y ajouter la libre circulation humaine à l’instar de celle imposée pour les marchandises et les services en transformant l’accord en Alecca ainsi qu’on y appelé.
M. Jhinaoui, par ailleurs incapable d’assainir la situation en son ministère où l’on accepte encore des injustices honteuses de l’ancien régime, se veut transparent, affirmant n’être que l’exécutant d’une politique étrangère qu’initie le président de la République. Ainsi n’ose-t-il agir, lui qui est bien placé pour le savoir, en vue de parvenir à la seule issue pour l’impasse de la Tunisie : une demande d’intégration à l’Union européenne. Aussi, nolens volens, il se suffit de langue de bois et de pantomime alors que cette jonglerie politique est dépassée et n’est plus acceptée par un peuple bien plus mûr que ne veut le croire sa classe politique déconnectée de réalités.
Il est bien temps pour nos élites, chacun à son niveau, d’en finir avec ce bal des pantins. C’est impératif et pressant, non pas seulement du fait que c’est la seule issue aux problèmes du pays, mais parce que nos pantins ne se satisfassent de leur condition minable que du fait d’un manque de courage à agir, par peur les uns des autres, par crainte de la malice de certains et de la mauvaise foi d’autres. Pourtant, il est parfois un temps où l’on ne peut qu’agir vaille que vaille et selon la sage maxime du preux chevalier : Fais ce que dois, advienne que pourra !
Ce serait la devise de la famille française des Rochefoucauld dont il n’est pas inutile de rappeler que le plus célèbre, François, dans ses Réflexions et sentences morales, dit aussi qu’«il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts.»
Que nos politiciens, grands et petits, ne s’offusquent donc pas de ces paroles de vérité, et au lieu de se concentrer sur ce qui peut y irriter, cogitent plutôt sur ce qu’elles imposent comme agissement.
Car sinon, ils ne feraient que comme l’idiot qui regarde le doigt du sage au lieu de viser ce qu’il montre, s’imposant à la vue, à la méditation et surtout à l’action utile. Agissons donc au lieu de parler dans le vide !
* Ancien diplomate, écrivain.
Economie : Béji Caïd Essebsi et l’expertise des figures de l’ancien régime
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