C’est dans un climat d’instabilité politique et de confusion des esprits que naît l’engouement pour Abir Moussi, inspiré par les appels répétés, mais jamais écoutés, pour un changement radical de stratégie politique, la décrépitude des partis, leurs compromissions, leurs alliances éphémères, et les intérêts étroits de leurs partisans et dirigeants.
Par Yassine Essid
La secrétaire générale du Parti destourien libre (PDL) peut susciter la haine et inspirer le mépris. De même qu’elle a été jugée brutale, agressive, odieuse, vindicative, rebelle, voire extravagante face au nouvel ordre politique régi par de nouveaux puissants capables d’une violence sans frein sur tous ceux qui leur son étrangers.
Bien qu’ayant été menacée d’assassinat, malmenée, moquée, agressée verbalement et physiquement, condamnée à une peine de prison avec sursis en 2011, elle n’arrête pas de rappeler qu’elle ne renoncera jamais à ses valeurs destouriennes et ne se réfère qu’avec hargne aux «khouanjia» (islamistes), comme elle se plaît à appeler les partisans d’Ennahdha qui peuplent les bas-fonds intégristes et qu’elle entend chasser une fois au pouvoir. Il n’en demeure pas moins vrai, qu’en dépit de tous les avis favorables ou non, et malgré tous les jugements fondés ou pas, elle ne laisse plus le public indifférent.
La seule à revendiquer son passé sans crainte ni culpabilité
Au lendemain de la chute du régime de Ben Ali, lorsque les grandes figures d’un RCD déchu étaient dans la survivance et l’expectative, elle fut la seule à exprimer avec rage son appartenance politique, à revendiquer son passé sans crainte ni culpabilité, à désigner, sans ambages ni circonlocutions, ceux qui étaient désormais dans son point de mire: les islamistes et leurs vils acolytes disséminés au sein des partis, du gouvernement et de la présidence de la République.
Face aux nouveaux représentants de mouvements et organisations politiques, qui étaient prêts à tout pour réussir à faire pire que leurs prédécesseurs de l’ancien régime, elle continuait à se cramponner avec ténacité à ses idées, rappelant avec vigueur son passé destourien et sa position d’ancienne membre du Forum national des avocats du RCD. Toute présidente qu’elle est du PDL, elle demeure aux yeux de d’anciens RCDistes reconvertis à la démocratie, plus que jamais infréquentable et, lorsqu’elle n’est pas tournée en ridicule, elle fait l’objet d’une violente opposition. Elle a réussi malgré tout à jeter le grand trouble dans un milieu politique qui a perdu toute vocation réelle.
Le fait que des personnalités politiques insistent n’avoir rien en commun avec les élucubrations d’une bonne femme à grande prétention, qui entend diriger un jour le pays, ne dissimule-t-il pas d’autres facteurs non moins déterminants mais rarement envisagés, telle la position de «nouvel entrant» dans le champ politique?
Comment comprendre que la variable du genre ait été tant mobilisée au détriment d’autres propriétés personnelles comme la position sociale, le statut professionnel, ou le discours idéologique de Abir Moussi, des variables pourtant déterminantes en science politique, notamment lorsqu’on entend briguer la magistrature suprême? C’est qu’ils trouvent dans cette discrimination vis-à-vis d’une hérétique excommuniée se proclamant destourienne acharnée et fière de l’être, une solution pour chercher à se donner bonne conscience face à la crise que traversent leurs propres formations politiques, et une manière de masquer les combats essentiels pour lever la nasse dans laquelle ils avaient enfermé le pays.
Identité politique marquée, phénomène politique affranchi des hypocrisies
Maintenant plus le temps passe, plus l’on considère qu’elle n’est plus cet insignifiant objet de dérision, mais qu’elle avait acquis une identité politique marquée, désormais reconnue et soutenue par une frange importante de la population. Qu’elle n’est ni naïve, ni dupe, mais une dame qui, vraisemblablement, représente le phénomène politique le plus affranchi des hypocrisies quant à l’acceptation ou la contestation de l’ordre établi.
Dans le jargon des courses hippiques, un outsider est un cheval qui n’a que peu de chances de gagner une course contrairement au favori. Sans voir sa cote remonter spectaculairement dans des sondages, devenus une manipulation à grande échelle destinée à créer une opinion publique qui n’existe pas, Abir Moussi, même si elle n’emportera pas le course, est en passe de bousculer la hiérarchie et d’agir en révélateur. Car cette ancienne RCDiste, qui s’assume sans pour autant cautionner les dérives du régime auquel elle appartenait, attire naturellement notre attention sur toutes les indécences révoltantes de ses anciens collègues, serviteurs de Ben Ali, qui n’ont pour seule mérite que leur déroutant opportunisme, toujours prêts à manger à tous les râteliers pourvu qu’on ferme les yeux sur leur misérable passé.
Comme le chien de la Bible qui retourne à son vomi, de répugnants rogatons de l’époque révolue, qui pratiquent leur commerce à peine clandestin avec l’actuel régime, se sont tellement bien adaptés à la nouvelle réalité qu’ils se félicitent outrageusement de leur appartenance à la révolution qu’ils assurent déterminés à soutenir sans susciter pour autant la moindre indignation d’une opinion publique qui ne sait plus à quel saint se vouer.
Pour exemple, le ministre de l’Education nationale sous Ben Ali détient aujourd’hui le même portefeuille dans le gouvernement Chahed, la Réforme administrative est confiée à Kamel Morjane, un autre ex-ministre deux fois régalien, Mondher Zénaïdi, lui aussi ex-ministre longtemps inamovible, est aujourd’hui sollicité pour être le secrétaire général de Nidaa Tounes ! Quant à Mohamed Ghariani, ancien secrétaire général du RCD, il a rejoint en toute quiétude le parti, également destourien, Al-Moubadara, ce qui lui accorde l’insigne privilège d’être l’interlocuteur de tous les tartuffes de la politique de ce pays.
On se gardera évidemment, rien que par lassitude, de citer tous ceux qui sont devenus, par on ne sait quel enchantement, d’intransigeants «révolutionnaires et gardiens des institutions démocratiques», s’affichent sans vergogne dans les médias et s’invitent à toutes les cérémonies officielles. Or ce sont ceux-là mêmes qui avaient signé les pétitions «exhortant» le président Ben Ali à se présenter pour un nouveau mandat en 2014.
On va finir par ne plus oser dire c’était mieux avant puisque ceux qui sont aujourd’hui placés devant appartiennent presque tous au passé. Il n’y a même plus de raison d’être un tenant nostalgique de l’ancien régime.
L’avènement d’un régime de liberté, en l’absence de toute maturité démocratique
La distinction faite le 20 mars courant par Béji Caïd Essebsi entre «l’homme politique» et «l’homme d’Etat», qui n’était pas exprimée par étourderie mais adressée à qui de droit, est pertinente, d’un effet immanquable et explique bien les nombreux travers du pays et les impairs de ses dirigeants depuis 2010.
En soixante ans de souveraineté nationale, nous n’aurions produit que des grands commis de l’Etat, qu’ils soient Premiers ministres, ministres, hauts fonctionnaires et membres d’organismes institutionnels qui obéissaient tous aveuglement aux consignes du palais, se tenaient courbés sous un joug honteux; et personne parmi eux n’osait lever la tête.
L’avènement d’un régime de liberté, en l’absence de toute maturité démocratique, avait autorisé l’apparition de nouveaux intrants dans le champ politique. Au nom de la parité hommes/femmes, des novices assoiffés de liberté d’expression et d’opinion dans un monde où l’information et la communication sont désormais régies par une nouvelle logique, ont fait leur apparition. De nouvelles pratiques médiatiques, fonctionnant au-delà de toute professionnalisation : sites internet, réseaux sociaux et Facebook sont devenues des médias parallèles mêlant expertise et amateurisme, rendant parfaitement caduc lois et codes de la presse, donnant la parole à tous sans distinction, sans discernement, sans respect de déontologie. Le citoyen lambda n’a jamais été autant médusé d’étonnement et d’indignation comme si subitement la société humaine était désormais capable d’exister sans pouvoir politique, l’amenant à concevoir qu’on puisse à la limite se passer de gouvernement.
Du côté de l’organisation des pouvoirs définis par la nouvelle constitution, il règne depuis cinq ans une totale confusion sur la manière dont leurs représentants entendent délimiter leur périmètre d’engagement dans la façon d’organiser les affaires de la communauté nationale.
Il y a d’abord un chef d’Etat frustré dès le départ d’avoir été dépossédé des prérogatives qu’il estimait comme étant inséparables de sa fonction, celle de guide de la nation, l’autorisant par conséquent à empiéter largement sur celles de ses deux Premiers ministres.
Il y a ensuite un second Premier ministre qui s’était au départ montré loyal autant que résigné envers son mentor de Carthage, qui gouverne toujours à vue claquemuré qu’il est entre le soutien bienveillant mais non moins calculé d’Ennahdha et les fréquents défis de l’UGTT. Il a décidé récemment de se libérer de l’emprise de Béji Caïd Essebsi et son entourage, allant jusqu’à fonder son propre mouvement politique pour se présenter éventuellement à la présidentielle.
Or, autant il est permis d’adhérer aux promesses d’un candidat endossant la tenue porteuse d’espoirs des militants, on le serait moins envers un Chef de gouvernement toujours en fonction, motivé par un désir de surpuissance, mais qui n’a pas été en mesure de structurer en deux ans l’organisation de l’Etat pour qu’elle serve au mieux, dans l’intérêt du bien commun.
Quant à l’Assemblée de représentants du peuple (ARP), c’est en réalité une cour d’école dont les membres ne sont tenus par aucune exigence d’exemplarité des politiques. Ils n’expriment nulle volonté d’être efficaces dans leur rapport au temps, à la prise de parole, à l’action, à entretenir une plus grande faculté dans des relations de proximité avec les autres, à être à l’écoute de leurs interlocuteurs et des citoyens de leurs circonscriptions, mais ont une appétence singulière pour les considérations partisanes, pour les dossiers compromettants, pour les prises de parole intempestives et les relations violentes et conflictuelles.
Par ailleurs, ils n’arrêtent pas de se revendiquer comme étant les véritables dirigeants du pays, appelés à avoir contrôle sur tout au point qu’une tristement célèbre représentante avait demandé au Président de l’Assemblée, le jour même de la grève générale dans la fonction publique, qu’on fasse venir manu militari les deux protagonistes de l’événement : le Premier ministre et le SG de l’UGTT pour s’expliquer devant la représentation nationale!
La démocratie ne saurait se réduire à la pratique du suffrage universel
On comprend ainsi dans ce climat d’instabilité politique et de confusion des esprits la nature de cet engouement pour Abir Moussi, inspiré par un certain nombre de facteurs à commencer par les appels répétés, mais jamais écoutés, pour un changement radical de stratégie politique, la décrépitude des partis, leurs compromissions, leurs alliances éphémères, et les intérêts étroits de leurs partisans et dirigeants. À cela il faut ajouter le chantage exercé par un syndicat voyou de la République, qui précipite la ruine du pays et mine le dialogue social.
Il faut donc penser autrement le type d’organisation de l’Etat, non pas seulement pour stimuler la croissance ou améliorer le bien-être de la population, mais qui soit le mieux à même de réduire au minimum les comportements humains aberrants ou mauvais. D’où la nécessité d’élire demain celui qui réunit les qualités de l’homme d’Etat : la vision de l’avenir, l’habilité de se dégager des pesanteurs sociales, la possession de l’instinct de la liberté et de la vérité, y compris contre ses proches, et savoir se montrer magnanime et à l’occasion faire le choix de la fermeté.
Mais il faudrait pour cela un Etat idéal devenu aussi utopique que l’homme idéal. Et la forme d’Etat la mieux appropriée pour empêcher les erreurs et défaillances humaines est la démocratie qui permet d’empêcher efficacement un trop plein de comportements aberrants sans garantir pour autant le meilleur des gouvernements possibles. C’est qu’une démocratie ne saurait se réduire à un ensemble de procédures comme la pratique du suffrage universel ou l’attribution du droit de vote, mais doit contribuer en priorité à la constitution d’une communauté civique et la réalisation d’un vivre ensemble.
Or la démocratie n’a produit à ce jour en Tunisie que l’insécurité totale, le mépris de la loi, l’irresponsabilité généralisée, la corruption et les abus de toutes sortes, l’attentisme pesant des gouvernements qui comptent sur quelque miracle immérité pour venir à bout des difficultés, le délire des revendications, la surenchère dans la contestation des hiérarchies, et l’impunité totale d’une expression en logorrhée émanant d’une soi-disant élite d’un peuple acculé au voyeurisme, tantôt embarrassé par les propos d’un tel, tantôt réjoui par les révélations sur tel autre, mais plus que jamais désespéré du spectacle malsain au quotidien que lui offrent les acteurs d’une société censée avoir été politiquement refaite.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Les Tunisiens face à l’islamisation de la science ou des consciences
Portrait croisé : Mohamed et Samia Abbou ou les deux font la paire
Donnez votre avis