Le mouvement populaire du 22 février 2019 a totalement changé l’image que donnent l’Algérie et le peuple algérien sur le plan international. En très peu de temps, le pays est devenu pour beaucoup un exemple de revendication non-violente et les Algériens un modèle de peuple jouissant d’une grande maturité politique, un peuple qui veut prendre en main son destin et celui de son pays.
Par Razika Adnani *
Cependant, cette nouvelle et belle image que l’Algérie a acquise est fragile. Tant que les résultats tardent à venir, des événements peuvent surgir naturellement ou être provoqués causant des fissures dans l’unisson du peuple: tels que l’arrestation de l’homme d’affaires Isad Rebrab, qui comporte le risque d’attiser le régionalisme, ou l’enterrement de l’ancien chef du Front islamique du salut (FIS), Abassi Madani, qui a réveillé les souvenirs douloureux d’une Algérie meurtrie et fracturée.
Une autre raison de cette fragilité est que le peuple qui a choisi la voie pacifique soit déçu de ne pas être entendu et qu’il finisse, devant l’entêtement du pouvoir, par se dire : finalement la révolution ne se fait efficacement que dans la violence; l’histoire de la belle image de l’Algérie serait alors très courte.
Cette nouvelle image est également insuffisante en absence de changements concrets sur les plans politique, économique et social capables de créer une transformation profonde au sein de la société. Or, jusqu’à présent, malgré quelques remaniements, aucun changement réel dans le domaine politique n’est survenu alors qu’il représente la première revendication du peuple, mais aussi le fondement de tout changement économique et social.
L’Algérie ne serait réellement nouvelle que si elle était moderne
Cependant, que le pouvoir cède et qu’un autre gouvernement se mette en place ne garantissent pas pour autant la création d’une Algérie nouvelle. Celle-ci ne serait réellement nouvelle que si elle était moderne.
Rappelons qu’en 1962, les Algériens rêvaient également d’une Algérie nouvelle et moderne. Une nouvelle Algérie était assurément née : un État indépendant et un peuple algérien libre, mais l’Algérie moderne n’a jamais vu le jour.
Il est donc indispensable de faire attention aux décisions politiques à prendre, lors de la construction de la nouvelle Algérie, afin que les Algériens ne se réveillent pas dans quelques années avec la déception d’avoir raté encore une fois leur entrée dans l’ère de la modernité, leur rendez-vous avec l’Histoire.
Il est donc important de savoir pourquoi le projet de la génération de l’indépendance n’a pas abouti. Pourquoi au moment de prendre des décisions importantes pour l’avenir de leur pays, n’a-t-elle pas su faire les bons choix? Bien que l’Histoire ne se répète pas, savoir pourquoi la Première République n’a pas pu réaliser ses objectifs est indispensable dans la prévention des obstacles qui pourraient entraver le projet de la Deuxième République que les Algériens réclament de leurs vœux.
La lutte pour le pouvoir motivée par les intérêts personnels est certainement une des causes expliquant cet échec. Lutte qui dévoile une déviation dans l’exercice politique qui doit avoir comme seul objectif de servir le pays même s’il est difficile d’exclure toute ambition personnelle.
La modernité présuppose l’égalité homme-femme
Cependant, la cause principale de cet échec est l’attachement fort des Algériens aux normes d’organisation traditionnelles. Il explique leur réticence et leur défiance à l’égard de la modernité, mais aussi et en grande partie la lutte clanique pour le pouvoir. Dans une culture tribale, qui est une culture traditionnelle, il est difficile d’envisager d’autres façons de faire de la politique; c’est l’obstacle contre lequel se heurtent aujourd’hui les revendications du mouvement citoyen.
Parmi les principes de la modernité, on retrouve la liberté et l’égalité alors que dans la culture traditionnelle de l’Algérie, qu’elle partage avec d’autres pays musulmans, deux principes sont également très importants : la hiérarchie appliquée à la répartition des droits notamment entre les femmes et les hommes, entre les musulmans et les non-musulmans et entre les gouvernants et les gouvernés, et l’obéissance, «celle de la pensée aux vérités dogmatiques établies, celle de la femme à l’homme, celle de l’enfant à l’adulte et jusqu’à celle du peuple à ceux qui les gouvernent» (1). La force de ces principes traditionnels a fait avorter le projet de modernisation de l’Algérie sur le plan politique et social.
Aujourd’hui, les concepts comme égalité et liberté ou encore laïcité, démocratie et modernité continuent de faire peur. Diabolisés par le discours conservateur et salafiste tout au long du XXe siècle, ils font partie de la liste des termes qui sont bannis par beaucoup sans même chercher à les comprendre. L’agression, lors des manifestations pour une Algérie nouvelle, dont les femmes ont été victimes tout simplement parce qu’elles revendiquaient l’égalité homme-femme montre le degré d’hostilité à l’égard du principe de l’égalité. Les Algériens brandissent des slogans revendiquant la démocratie et la justice sociale, mais n’acceptent pas, pour beaucoup d’entre eux, l’égalité homme-femme autrement dit l’égalité entre tous les êtres humains.
Comment construire un pays moderne sur des traditions ?
C’est pour cela qu’il est absolument nécessaire aujourd’hui de lancer des débats autour de ces termes et concepts qui seront inévitablement, dans les circonstances que traverse notre pays, utilisés, évoqués et convoqués. Il est donc important d’avoir une connaissance profonde et objective de leur sens et de leurs objectifs, de leurs avantages et leurs inconvénients.
La difficulté de s’émanciper des traditions explique pourquoi même ceux qui défendent la modernité précisent qu’il s’agit d’une modernité qui doit être en cohérence avec les traditions.
Comment construire un pays moderne sur des traditions, il ne s’agit pas évidemment du folklore, qui vont à l’encontre des valeurs de la modernité? Tel est le paradoxe mais aussi le piège. Il est en effet difficile de défendre un quelconque projet de modernisation de la société quand on fait les éloges des traditions, vu le conflit qu’il y a entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes. Si la liberté est l’une des valeurs principales de la modernité, dans la culture traditionnelle la liberté n’a pas de place. Elle est synonyme de «mécréance», désobéissance et débauche : «mécréance pour la pensée, désobéissance pour le peuple et débauche pour la femme» (2).
Le discours ambigu de ceux qui prônent la modernité a conduit à l’échec de la modernisation, non seulement de la société algérienne, mais de toutes les sociétés musulmanes, et cela dans les domaines politique, économique et social. Il conduira encore au même échec si ceux qui se veulent modernistes continuent à ne pas être clairs dans leurs prises de position, s’ils persistent dans leur ambivalence entre modernité et traditions.
D’où les traditions tirent-elles leur force qui fait que non seulement elles empêchent l’État de droit d’émerger, mais qu’elles sont également capables de faire reculer le droit ? Cette force vient du fait qu’elles ne sont pas présentées comme les habitudes sociales des aïeux ni comme une manière de comprendre la religion et de la pratiquer, mais comme étant la religion elle-même. C’est la raison pour laquelle la première étape vers la modernisation de la société est l’autonomisation de l’État pour une libération de la politique de l’emprise de la religion. Dans les sociétés musulmanes, cela ne suffit pas. Il faut également et parallèlement procéder à une réforme de l’islam afin de le libérer lui aussi de l’emprise des traditions, de la lecture des anciens et de leur théologie. Si cette réforme est du domaine des intellectuels, l’État doit lui fournir tous les moyens lui permettant de se concrétiser.
* Philosophe, islamologue, membre du groupe d’analyse de JFC Conseil.
Notes :
1 – Razika Adnani, ‘‘La nécessaire réconciliation’’, UPblisher 2017, p.44.
2 – Ibid. p.45.
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