Si une épitaphe pouvait être posée sur la tombe de Béji Caid Essebsi, on pourrait y écrire qu’il fut un grand homme d’Etat parce qu’il dépensa toute son énergie à assurer la pérennité de l’Etat tel qu’il l’entendait, et tel qu’il avait appris à le servir sous Bourguiba, celui de tous les citoyens, hommes et femmes égaux en droits et en devoirs, où idéalement la promotion se ferait au mérite.
Par Dr Mounir Hanablia *
Hier, samedi 27 juillet 2019, la Tunisie a rendu hommage à la dépouille de Béji Caid Essebsi, le défunt Président de la République, par de grandioses funérailles nationales. C’est là une occasion pour le peuple de ce pays, dont on espère qu’il la saisira, de se recueillir en oubliant ses divisions, autour de la mémoire de celui qui a joué un rôle crucial au cours de ces huit dernières années, sur la scène politique nationale.
Il est évidemment trop tôt pour évaluer l’impact des changements qui ont été entrepris, alors qu’il occupait les plus hautes responsabilités de l’Etat, autant en tant que Premier ministre intérimaire, qu’après avoir été élu Président de la République.
La polémique fait malheureusement déjà rage à ce sujet sur les réseaux sociaux avec les tenants du châtiment divin contre ceux qui s’opposeraient à l’application de la charia, et qui disposent d’un parti politique membre de la majorité parlementaire, et les architectes professionnels de la mémoire longue, dont la figure la plus significative est Sihem Bensedrine, ex-présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), qui n’oublient pas les responsabilités des uns et des autres dans les répressions des oppositions politiques, qui ont eu lieu il y a près de 60 ans.
Animés d’ambitions politiques irrépressibles occasionnellement qualifiées de justice intérimaire, les uns et les autres n’ont pas voulu laisser aux historiens la possibilité d’écrire la vérité, dans la sérénité et le détachement. Mais même prise entre ces extrêmes qui s’apparentent le plus souvent à de la démagogie, il est douteux que la mémoire du peuple tunisien garde du défunt des faits inhérents à sa carrière politique d’avant janvier 2011.
La rencontre d’un octogénaire retraité avec un destin paradoxal
C’est vrai que Béji Caïd Essebsi a été un homme de Bourguiba, avant d’être son opposant, et c’est vrai aussi qu’il a collaboré avec Ben Ali en présidant le Parlement pour une courte période, mais il ne s’agit là que de détails si on les compare à l’apothéose politique que fut la rencontre d’un octogénaire retraité avec un destin paradoxal. Et le plus grand de ces paradoxes a été le passage du pays sous la houlette d’un homme issu d’un passé autoritaire, à une démocratie parlementaire, en obtenant la collaboration d’un autre parti politique de masse totalitaire et obscurantiste, rescapé d’années d’opposition et de répression, auquel il finit par associer un autre parti politique, directement issu du réseau économique affilié à l’ancien parti au pouvoir, inquiet de pérenniser ses intérêts, qu’il prit soin de fédérer à quelques courants de l’ancienne opposition de sensibilité moderniste et sociale libérale.
Caïd Essebsi, de la victoire sur le parti Ennahdha à l’alliance avec lui
La période que le défunt président présida en tant que Premier ministre intérimaire de février jusqu’aux élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), en octobre 2011, fut à cet effet non seulement cruciale, mais celle qui demeure à ce jour la plus obscure, puisque de nombreuses questions y ayant trait n’ont toujours pas trouvé de réponses, en particulier l’origine des fameux snipers, dont il avait lui-même nié l’existence, le retrait des forces de l’ordre de la rue et leur cantonnement dans les casernes, l’abandon des mosquées aux entreprises terroristes, et les mines de phosphates à un syndicalisme anarchiste.
Il s’agissait de parer à l’effondrement imminent de l’Etat, en tant que concept, qui dans la réalité ne persistait plus qu’à travers l’armée nationale, mais aussi l’administration, et il faut dire que la collaboration la plus précieuse lui a été apportée d’abord par le peuple tunisien, habitué à vivre ensemble et à vaquer à ses activités quotidiennes, socialement plutôt conservateur, majoritairement industrieux, et globalement respectueux de l’autorité centralisée de l’Etat.
Dans le même temps, des instances sans aucune légitimité autre que révolutionnaire se mettaient en place afin de regrouper les différentes tendances politiques ainsi que les différentes composantes de la société civile afin de rechercher un consensus autour d’un nouveau projet politique, duquel émergeraient plus tard les institutions qui formeraient l’ossature du nouvel Etat.
Le travail réalisé à cet effet sous la direction du juriste constitutionnaliste Yadh Ben Achour, une personnalité dénuée de toute expérience politique, fut néanmoins titanesque puisqu’il aboutit après 8 mois de tractations à l’Instance supérieure indépendante des élections chargée de matérialiser la volonté politique du peuple tunisien.
Autrement dit, le djinn issu de la lampe de la révolution, qui menaçait de tout emporter, dans la certitude de sa victoire, avait accepté de se laisser ligoter quelque peu, en respectant certaines règles du jeu, comme celle de se soumettre à des élections libres, ou de souscrire à un engagement, dont il considérait à tort, qu’il ne constituerait plus quelques mois plus tard qu’un chiffon de papier, limitant la durée de l’ANC, à une année.
Et c’est un fait, c’est le parti le plus réactionnaire, après les simulacres de batailles du dessin animé ‘‘Persépolis’’ diffusé par Nessma, puis celle du cinéma Afrik’art situé à 50 mètres du ministère de l’Intérieur, qui a remporté les élections de la Constituante. Et bientôt, avec les erreurs monumentales commises par les partis politiques au pouvoir, dénués d’expérience de gouvernement, dont la première concernerait les réparations financières qu’ils jugeraient dues à leurs militants, avec le revirement de l’opinion publique, et l’émergence de nouvelles forces sur la scène internationale tentant d’influer sur le cours du printemps arabe, dans un sens différent, Béji Caid Essebsi réunirait autour de lui toutes les tendances qui jugeraient le parti Ennahdha suffisamment affaibli pour ne pas être dans l’obligation d’organiser les élections législatives, dont lui-même et son nouveau mouvement, le Nidaa, sortiraient vainqueurs.
La suite, on la connaît évidemment, et elle demeure la plus regrettable, par l’alliance avec le parti islamiste que ses électeurs ont considérée à juste titre comme une trahison, la nomination de présidents du gouvernement faibles dénués de toute assise politique partisane, l’éclatement du Nidaa rendu inévitable par la latitude accordée au tourisme parlementaire et au non respect des règles démocratiques à l’intérieur du parti, qui laisserait le champ libre au parti Ennahdha pour dominer l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), sans assumer la responsabilité de gouverner.
Il fit le choix d’une politique du possible, qui ne fut pas la meilleure
Si une épitaphe pouvait être posée sur la tombe de Béji Caid Essebsi, maintenant qu’on lui a rendu les derniers honneurs dus à son rang, on pourrait y écrire qu’il fut assurément un grand homme d’Etat parce qu’il dépensa toute ses facultés, son énergie, son entendement, à assurer la pérennité de l’Etat tel qu’il l’entendait, et tel qu’il avait appris à le servir sous Bourguiba, celui de tous les citoyens hommes et femmes égaux en droits et en devoirs, où idéalement la promotion se ferait au mérite.
On peut aussi affirmer que, face aux dangers que courait la Tunisie, le regretté président a eu le mérite d’assurer une transition pacifique vers un régime où les antagonismes politiques se régleraient dans les urnes, et non sous les bombes. Et pour y arriver, il eut le mérite de faire le choix d’une politique du possible, qui ne fut sans aucun doute pas la meilleure, puisqu’elle eût des répercussions économiques loin d’être négligeables et qui menacent aujourd’hui l’avenir du pays.
Fut-il un grand président? La loi sur la réconciliation nationale suscite toujours autant d’opinions nuancées ! La mémoire historique conservera néanmoins de lui le souvenir de son dernier acte décisif à la présidence, celui d’avoir utilisé ses prérogatives présidentielles pourtant limitées pour entraver la dérive autoritaire que les partis au pouvoir voulaient imposer en éliminant de la course électorale les candidats jugés par eux dangereux, et qui menaçait l’avenir de la démocratie dans le pays.
Ironie de l’Histoire, et pour marquer son opposition au projet de loi, il retourna contre les parlementaires leur propre carence à élire une Cour constitutionnelle. Il reste à savoir si cette grandeur qu’un choix politique de cette importance lui a conférée avec la mort sera ou non respectée par son successeur, issu de la présidence de l’ARP et chargé d’assurer l’intérim avant les prochaines élections.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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