Dans cette tribune publiée par le ‘‘Financial Times’’, l’auteur, universitaire américain spécialiste en affaires tunisiennes, s’inquiète qu’aujourd’hui, faute de n’avoir pas pu nourrir ses citoyens, la transition démocratique dans notre pays est sérieusement menacée.
Par Safwan Masri *
En Tunisie, le destin du seul Etat démocratique et laïc du monde arabe tiendrait à un fil. Des élections législatives sont prévues pour le 6 octobre prochain et le deuxième tour du scrutin présidentiel devrait normalement suivre cette échéance [la 13 octobre 2019, selon toute vraisemblance, ndlr]. Cependant, l’expérience démocratique exceptionnelle tunisienne est menacée de désintégration.
Pas assez de pain encore…
En 2011, lorsque les Tunisiens sont descendus dans la rue pour déloger le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali et remplacer son gouvernement par un autre garantissant la liberté du citoyen tunisien, la démocratie et –bien plus vital encore, notamment pour les populations des régions marginalisées de l’intérieur– le pain quotidien.
Huit ans après ce soulèvement, les Tunisiens ont pu obtenir la liberté et la démocratie qu’ils avaient revendiquées –mais pas assez de pain encore.
Frustrés par la faible croissance de l’économie de leur pays et par la lenteur de la mise en œuvre des réformes nécessaires, les électeurs tunisiens ont décidé de sanctionner sévèrement les partis de l’establishment et de rejeter l’idée fumeuse de consensus et de compromis qui a dominé la scène politique tunisienne durant cette première phase de la transition démocratique.
En effet, au terme du premier tour de la présidentielle [anticipée du 15 septembre 2019], deux candidats de l’«anti-système» ont fini aux premiers rangs de ce premier round: Kaïs Saïed, candidat indépendant, retraité de l’enseignant du supérieur spécialiste de droit constitutionnel, et Nabil Karoui, un magnat de la publicité et de l’audiovisuel qui a mené une campagne populiste depuis sa cellule de prison, où il a été incarcéré [le 23 août dernier, ndlr] pour «évasion fiscale et blanchiment d’argent.»
Le deuxième tour de ce scrutin présidentiel présentera aux citoyens de ce petit pays d’Afrique du nord l’offre électorale de deux visions d’avenir diamétralement opposées. M. Saïed souhaite réécrire la constitution afin d’accorder de plus amples pouvoirs aux comités locaux. Il s’oppose à un récent projet de réforme [soumis par feu Béji Caïd Essebsi, ndlr] proposant l’égalité homme-femme dans l’héritage et rejette la dépénalisation de l’homosexualité.
Pour sa part, M. Karoui serait, par tempérament, socialement plus autoritaire que progressiste. S’il remportait le deuxième tour de la présidentielle, il renforcerait les pouvoirs du locataire du palais de Carthage.
La transition vers une démocratie stable et mûre en Tunisie reste encore possible, si les électeurs et dirigeants tunisiens savent composer avec l’idée que la démocratie peut être brouillonne, imprévisible et parfois même franchement antagoniste. Pour faire face à ces incertitudes, les deux candidats en tête du premier tour du scrutin présidentiel, qui n’ont jamais occupé de fonction gouvernementale, devront apprendre à être tolérants.
Entre les mains des Tunisiens
En 2010, huit des vingt-deux pays membres la Ligue des Etats arabes ont été secoués par des soulèvements populaires contre des régimes autoritaires. Aujourd’hui, la Tunisie est l’unique pays où cet élan démocratique a survécu et où des élections libres et justes sont régulièrement organisées.
Cependant, dans ce pays, le PIB par tête d’habitant atteint à peine les 3.500 dollars [un peu plus de 10.042 dinars tunisiens, ndlr], le coût de la vie augmente à un rythme soutenu et le taux de chômage reste toujours démesurément élevé. Si tout cela ne tenait qu’aux électeurs tunisiens, la majorité d’entre eux opteraient, sans aucune hésitation, pour la relance de l’économie de leur pays plutôt que d’être nourris aux idées de John Locke et Thomas Jefferson.
Les régimes autoritaires des pays voisins de la Tunisie, qui souhaitent que l’idée de démocratie soit strictement maintenue sous contrôle et, préférablement, réprimée, suivent de très près ce qui se passe dans ce pays. Au lendemain de la fuite de Ben Ali, les Tunisiens ont vite fait de mettre en place des institutions civiles démocratiques. Ce choix offre, aujourd’hui, un contraste remarquable avec l’Algérie et le Soudan –où les citoyens ont certes mis hors jeu les dictateurs du pays, mais ils subissent toujours la loi d’institutions militaires– et l’Egypte, pays gouverné à présent par une dictature plus autoritaire que celle qui a été délogée en 2011.
Bien évidemment, l’avenir de la fragile démocratie tunisienne repose entre les mains des Tunisiens. Pourtant, certains hommes forts des Etats du Golfe continueront toujours de tenter – par les moyens de leurs investissements dans ce pays et leur soutien à certains partis politiques tunisiens– d’influencer le parcours de cette transition démocratique exceptionnelle. Personne ne serait plus ravi [que ces pays du Golfe] de voir la Tunisie sombrer dans l’anarchie, au lendemain des élections générales de cette année.
Par contre, l’Occident, par le biais de ses investissements peut encore réussir à aider la jeune démocratie tunisienne. Cependant, l’Ouest devrait transcender certaines de ses pratiques anciennes qui ont permis aux régions côtières du pays d’engranger le plus gros des financements du FMI, de la Banque mondiale et autres bailleurs de fonds occidentaux. Ceci doit changer obligatoirement pour éviter que les citoyens tunisiens marginalisés ne se laissent pas attirer par l’appât de l’action désespérée. L’Ouest doit également reconnaître qu’une des populations du monde arabe les plus instruites est avide de partenariats. C’est l’Occident qui se trouve dans cette position unique de pouvoir créer suffisamment d’emplois en Tunisie, de mettre à la disposition de ce pays le savoir-faire dont il a grandement besoin et de contribuer au développement de l’économie tunisienne. Certes les Tunisiens ont soif de démocratie, mais ils ont de toute urgence besoin de progrès. Nous devrions, nous aussi pour notre part, faire le même choix pour ce peuple.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
* Safwan Masri, vice-président exécutif à la Columbia University de New York et observateur averti des affaires tunisiennes, a publié, en 2017, ‘Tunisia: An Arab Anomaly’ ( La Tunisie, une anomalie arabe ), une monographie sur l’exception tunisienne et le succès de la transition démocratique dans notre pays.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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