C’est finalement Kaïs Saïed, le professeur de droit, intègre et droit dans ses bottes, qui a battu à plates coutures, Nabil Karoui, l’affairiste véreux, menteur et manipulateur, lors du second tour de la présidentielle, hier, dimanche 13 octobre 2019, selon les résultats de sortie des urnes présentés par deux cabinets de sondage. Et ce triomphe, par sa portée et sa symbolique politique, habilite le vainqueur à jouer un rôle important au cours des cinq prochaines années, avec le soutien des partis sinon à leur insu voire à leur dépens.
Par Ridha Kéfi
En effet, le triomphe de Kaïs Saïed a résonné hier soir, sur la scène politique tunisienne, non pas seulement comme un tsunami – il laisse déjà un champ de ruine – mais aussi comme un avertissement : on ne pourra pas désormais faire sans lui, ni lui imposer quoi que ce soit. Et pour cause : l’homme n’est pas du genre à se laisser dicter des décisions que sa conscience répugne et, mieux encore, il entend faire valoir ses idées, car lui, il en a des idées, et qui ont trouvé un large écho auprès de 8 électeurs sur 10. Et même s’il a toujours déclaré, avant et après son élection, qu’il est et restera indépendant, jusqu’à la fin de sa vie, rien ne l’empêchera, demain, le cas échéant, dans l’hypothèse très plausible où les partis existants se montreraient un tantinet récalcitrants et peu coopératifs, de fonder son propre parti. Avec les dégâts que l’on imagine, car il est peu probable que les militants de certains partis constitués qui l’ont rallié reviennent demain au bercail. Et là, on ne parierait pas un sou sur la survivance de nombreux de ces partis.
Un vote de rupture avec le système, tout le système
Mais d’abord, les résultats : le cabinet Emrhod Conseil a donné Saïed gagnant avec 72,5% contre 23% pour Karoui, et, respectivement, 76,9 et 27,4 selon Sigma Conseil.
Sans entrer dans les détails du vote, ce sont, grosso modo, les jeunes et les universitaires, qui ont voté pour le professeur, les hommes étant légèrement plus nombreux que les femmes, et les personnes de faible niveau scolaire et les femmes, qui ont, grosso modo aussi, voté pour l’affairiste. Ce sont, on l’a compris, ces ruraux et ces habitants des quartiers pauvres des grandes villes que ce dernier a infantilisés et clientélisés, au cours des trois dernières années, par sa chaîne de télévision et son association caritative Khalil Tounes.
Autre principales significations de ce vote : beaucoup d’électeurs ont choisi Saïed pour ses idées de rupture avec le système en place dans le pays au cours des soixante dernières années et qui s’est paradoxalement renforcé au lendemain de la révolution de janvier 2011. C’est un système autiste, clientéliste, corrompu et assis sur ses rentes et ses privilèges. Mais beaucoup aussi, sans partager le conservatisme de Saïed et sa rigidité doctrinale, ont cherché plutôt, en votant pour lui, à barrer la route à l’autre candidat, l’affairiste, qui incarne ce système détestable qui a mis le pays à genou, le divisant entre carrément deux classes sociales : une classe pauvre à laquelle se sont agglomérés au fil des ans les couches moyennes paupérisées, face à une classe riche, égoïste et insouciante, qui est pressée d’en finir avec les «séquelles» de la révolution, perçue comme une anomalie ou un accident de parcours, afin que le système d’exploitation des moyens de l’Etat et de la force du peuple continue comme avant.
Le seul homme capable de recoller les morceaux d’un pays en charpie
Sur un autre plan, et selon le profil des électeurs de Saïed présenté par les sondeurs, 31% d’entre eux n’ont jamais voté et 22% n’appartiennent à aucun des partis ayant appelé officiellement à voter pour lui (Ennahdha, Coalition de la dignité, Courant démocratique, Courant populaire, Union populaire républicaine …). Autant dire que la moitié de ses électeurs ne reconnaissent que lui et que les partis qui cherchent à l’adouber, en espérant renouveler leur légitimité effritée grâce à son élection triomphale, pourront toujours rêver.
En fait, Saïed a créé avec ses propres moyens, autant dire peu choses, sinon l’essentiel, à savoir ce qu’il incarne comme confiance, rigueur morale, patriotisme, attachement au pays et volonté inébranlable de venir en aide aux jeunes : chômeurs, pauvres ou diplômés au chômage, désespérés par des années d’attente vaine et déçus par tous les autres acteurs politiques et par tous les partis. Ces jeunes sont aujourd’hui persuadés que Saïed ne les laissera pas au bord de la route. Conscients désormais de leur force de frappe électorale, ils ne vont plus lâcher le morceau.
Pour toutes ces raisons, et d’autres qui seront développées dans d’autres articles, Kaïs Saïed nous semble être aujourd’hui le seul homme capable de recoller les morceaux d’une scène politique et parlementaire éclatée, sortie des législatives du vendredi 6 octobre, et qui se trouve depuis dans une terrible impasse, incapable de trouver des dénominateurs communs, à défaut d’un programme digne de nom, pour constituer une coalition capable de gouverner.
Une majorité présidentielle pour quoi faire ?
Aussi l’idée d’une majorité présidentielle incarnée par Kaïs Saïed, qui rassemblerait tous les acteurs politiques au sein d’une vaste coalition nationale et autour d’un programme essentiellement socio-économique, qui évacue toutes les querelles politico-idéologiques (islamiste contre laïc, conservateur contre moderniste, socialiste contre libéral, etc.) qui ont paralysé la Tunisie au cours des huit dernières années, empêché sa stabilité gouvernementale et handicapé sa relance économique.
Kaïs Saied, un homme indépendant et qui entend le reste jusqu’à la fin de sa vie, homme intègre et dévoué, est devenu aujourd’hui l’incarnation de l’unité nationale (et pas seulement par sa fonction présidentielle), le lien symbolique fort dont une nation a besoin pour retrouver son unité et régénérer ses forces.
Le programme à discuter et à adopter ne doit pas seulement être exclusivement socio-économique, mais il doit aussi porter sur trois ou quatre urgences : relancer l’investissement pour impulser l’activité économique et créer des emplois pour les 650.000 chômeurs que compte la Tunisie; combattre la corruption, l’évasion fiscale, la contrebande et le marché parallèle pour remplir les caisses de l’Etat et lui permettre de jouer son rôle dans l’amélioration des services publics (santé, éducation, transport, etc.); et mettre fin aux situations de rente et aux privilèges de toutes sortes et revoir le système de redistribution pour réduire le nombre de citoyens laissés au bord de la route.
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