La dette tunisienne est-t-elle soutenable ?Autrement dit, dans quelle mesure le pays peut-il dégager des ressources en devises suffisantes pour rembourser sa dette sans affecter sa capacité à investir et à se développer, et tout en continuant à recourir à des crédits à des conditions non coûteuses?
Par Khémaies Krimi
C’est à cette épineuse question que le Cercle Khéreddine et le Forum Ibn Khaldoun pour le développement ont organisé, samedi 18 janvier 2020, à Tunis, une rencontre-débat sur le thème de «La soutenabilité de la dette tunisienne».
Ce débat, animé par Mahmoud Ben Romdhane, économiste et ancien ministre (Transport, Affaires sociales) a été marqué par deux communications de deux anciens ministres qui ont eu à cogérer la dette du pays. Il s’agit de Lamia Zribi, actuelle présidente de Conseil national de la statistique (CNS) et ancienne ministre des Finances, qui a fait un état des lieux de la dette publique, et Abdelhamid Triki, ancien ministre du Plan et de la Coopération internationale, qui a proposé des scénarios pour une dette tunisienne viable et soutenable (nous y reviendrons dans un second article). L’accent sera mis dans cet article sur les nouveaux éléments d’analyse présentés par Mme Zribi.
Un débat récurrent depuis 2011
Plantant le décor, la Cercle Khéreddine, a rappelé que «c’est à partir de 2011 que la Tunisie est entrée dans une spirale de l’endettement croissant, à un rythme sans précédent. Des financements acquis à des conditions de moins en moins avantageuses, qui pèseront lourdement sur les choix des prochaines générations et qui, au lieu de relancer les investissements ou de préparer les transformations structurelles de l’ensemble du tissu économique du pays, sont venus gonfler des dépenses improductives, nourrir l’inflation et aggraver les déficits (masse salariale du secteur public et dépenses de compensation, notamment énergétiques)». Et le think tank d’ajouter : «Pris dans l’étau des ‘‘déficits jumeaux’’, budgétaire et commercial, et de la très grave détérioration de son solde courant, le pays a de plus en plus besoin de recourir à des financements extérieurs et se trouve entraîné dans un cercle vicieux qui se referme par myopie, ou par manque d’efficacité, de productivité et de réformes courageuses».
Dans son intervention, Mme Zribi, a préféré utiliser les statistiques de la Banque centrale de Tunisie (BCT), alors qu’elle est présidente du CNS, pour dresser un état des lieux de la dette publique.
Selon ces chiffres, la dette publique intérieure et extérieure s’est chiffrée, en 2019, à 76,97 milliards de dinars dont 50 Mds de dette extérieure. Entre 2010 et 2018, la dette a augmenté de 36,6 points de pourcentage de PIB. Entre 2010 et 2019, la dette de l’administration dans l’ensemble de la dette extérieure est passée de 66% à 77%. Mme Zribi devait énumérer ensuite les facteurs négatifs à l’origine du surendettement de la Tunisie.
La dépréciation du dinar à l’origine de 50% de l’accroissement de la dette
Au rayon des spécificités négatives, Mme Zribi a relevé le rôle qu’a joué l’effondrement du dinar, la monnaie nationale tunisienne, dans l’accroissement de cette dette. Elle a estimé sa part à 50%, soit en valeur 28 Mds de dinars. Bizarrement, c’est du temps où Mme Zribi était ministre des Finances que le glissement du dinar a connu un trend haussier, voire une forte accélération, c’est-à-dire en 2017, processus qui s’est poursuivi en 2018 avant que le dinar ne se stabilise à partir de la seconde moitié de 2019.
La deuxième concerne le service de la dette qui, d’après les chiffres de l’intervenante, a augmenté de 3,2 Mds en 2010 à 9 Mds en 2019, soit environ le montant des emprunts extérieurs dont la Tunisie a besoin pour cofinancer son budget pour 2020. Entendre par là que tous les crédits en devises que doit, dorénavant, obtenir la Tunisie auprès de ses bailleurs de fonds vont servir à rembourser annuellement la dette principale. Mme Zribi n’a pas caché sa préoccupation quant à cette donne et a appelé à la vigilance. En bon commis de l’Etat, ses mots sont mesurés, mais elle aurait pu être plus alarmiste, car il y a réellement péril en la demeure.
Toujours à propos du service de la dette, la conférencière a attiré l’attention sur les pressions que va connaître en la matière la Tunisie, durant les années 2021, 2024 et 2025. Au cours de ces trois années notre pays aura à rembourser de gros montants et le prochain chef du gouvernement est averti.
Concrètement, selon les données présentées au cours de ce débat, la Tunisie aura à rembourser, en 2021, deux prêts garantis par les Etats-Unis d’un montant global d’un milliard de dollars, en 2024 et en 2025 de deux prêts contractés sur le marché financier international privé de 1,850 milliard d’euros.
La troisième spécificité négative porte sur l’accroissement de la dette extérieure à court terme (période d’amortissement ou délai de paiement de quelques mois à 3 ans). Ce type de dette est passé de 11,29% en 2010 à 22,3% en 2018. En valeur, cette dette est passée au cours de la même période de 7,1 Mds à 24,3 Mds.
Au chapitre des caractéristiques positives, car il y en a apparemment aussi, la présidente du CNS a évoqué un taux d’intérêt annuel moyen pour le remboursement de la dette publique de l’ordre de 3 à 4%, qualifié de «tolérable» par Mme Zribi.
Abstraction faite de ces éclairages utiles, Mme Zribi n’a pas prononcé un mot sur la responsabilité des départements ministériels concernés par la mauvaise gestion de la dette tunisienne et sur son, éventuel, caractère «odieux». Elle n’a pas daigné, non plus, évoquer le montant de la dette des entreprises publiques et celui des dettes des entreprises privées, lesquelles ne sont pas incluses dans la comptabilité de la dette publique.
Au-delà de cet état des lieux à la fois utile et inquiétant, cette problématique de la dette, demeure entière avec comme corollaire la poursuite de la méfiance de l’opinion des statistiques fournies par les mêmes anciens responsables qui ont eu à les contracter.
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