Chedli Klibi qui nous quitta aujourd’hui, mercredi 13 mai 2020, avait réussi partout où il était passé, aux ministères de la Culture ou de l’Information, à la tête du cabinet du président Bourguiba ou de la Ligue arabe. Cette réussite est très précisément liée à son exactitude et sa rigueur qui sont la marque de la probité et du respect de l’autre.
Par Béchir Garbouj *
J’ai travaillé pendant dix ans aux côtés de Chédli Klibi. La Ligue arabe était à Tunis, et cet homme que l’on croirait frêle la tenait d’une main ferme. Je ne sais s’il existe mission plus redoutable que de mettre les États arabes ensemble, de les faire parler d’une seule voix. Il le savait, il en parlait avec un détachement où il y avait parfois de l’ironie. On peut se demander, à distance, si ce n’était pas un peu l’ironie du désespoir. Il devait, oui, quelque part désespérer de voir les Arabes un jour vraiment unis, mais jamais il ne désespéra des causes arabes. D’abord parce qu’il ne voulait pas désespérer du système onusien, de ce que l’on appelait, de ce que l’on appelle encore (avec peut-être moins de conviction) la légalité internationale. Ensuite, parce qu’en croyant (et c’était un croyant fervent et profondément cartésien), il ne pouvait désespérer de la justice divine.
Il y avait du Sisyphe en lui
Il y avait du Sisyphe en Chedli Klibi. Combien de fois ne fûmes-nous proches, en ces années 80 du siècle dernier, d’une solution négociée pour les Palestiniens, pour le Liban dévasté par la guerre civile, pour l’Irak fourvoyé dans des guerres meurtrières… Et combien de fois une initiative malheureuse, un incident mineur ne sont-ils pas venus remettre les compteurs à zéro. Je revois encore le faible sourire de Klibi (nous sommes ainsi faits, il n’y a pas à commenter), mais c’était, à chaque fois, le sourire de l’homme qui va reprendre le collier, qui va repartir du plus bas.
Tous étaient d’accord pour dire que cette ténacité était admirable, comment fut-elle récompensée ? On tenait, pour une fois, sous la poigne invisible de cet homme, une Ligue arabe qui pouvait arbitrer, ne serait-ce qu’en se tenant à égale distance de tous les fauves qui étaient dans l’arène arabe, on ne trouva rien de mieux que de la «rendre» à l’Égypte où elle allait carrément se tenir à distance, mais le plus loin possible, de tous, et des causes arabes en particulier.
J’avais pour tâche, en tant que membre du cabinet, de proposer au secrétaire général des projets de déclarations, de communiqués, des brouillons de réponse à telle prise de position, à tel message (il fut notamment l’ami de Jacques Chirac, alors Maire de Paris, il entretenait une correspondance suivie avec le président François Mitterrand…) Je devais donc, moi-même professeur à l’époque, soucieux autant que possible de rigueur, remettre, presque chaque jour, ma copie à un professeur autrement plus rigoureux. Car, si Klibi était le plus aimable des hommes, dès qu’il s’agissait d’écriture, il devenait le plus intransigeant des censeurs. En plus, je devais (presqu’à chaque fois) reconnaître que c’était lui qui avait raison.
Son exactitude est la marque de la probité
Pouvais-je en même temps ne pas me poser cette question : comment un homme qui multipliait les voyages, les navettes, qui devait soutenir les négociations les plus ardues trouvait-il le temps, l’énergie de s’atteler à revoir des questions de forme, de lexique, de style, même ? Il les trouvait, ce temps et cette énergie – sa mission à la tête de la Ligue lui fut en effet, d’emblée, une passion. L’homme était exact, il ne l’était pas uniquement en tant que diplomate ou responsable politique : sa mission, il se devait de l’assumer partout et dans tous les sens, y compris au détour d’une phrase, sachant que le diable trouve toujours à se loger dans les détails.
C’était aussi un écrivain, un remarquable penseur, un de ces parfaits bilingues que seul Sadiki pouvait nous donner. Ce n’est pas le lieu, ici, de parler de ses écrits, je dirais simplement qu’à côté de ses belles réussites littéraires (son livre sur Bourguiba devrait être mis entre les mains de tous nos élèves), le succès qu’il connut, partout où il était passé, aux ministères de la Culture ou de l’Information, à la tête du cabinet du du président Bourguiba ou de la Ligue arabe, est très précisément lié à cette exactitude qui est la marque de la probité et du respect de l’autre, celle du linguiste, du penseur, de l’homme de culture, une exactitude qu’il mit d’abord au service de la patrie, ensuite de la nation arabe, enfin de l’œuvre écrite qu’il nous a léguée.
* Universitaire et écrivain.
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