Un groupe de personnalités féminines et de militantes féministes tunisiennes ont adressé à la maire de La Goulette, Amel Limam, une lettre ouverte où elles lui demandent de donner le nom de l’avocate et militante féministe française d’origine tunisienne Gisèle Halimi, décédée récemment, le nom d’une artère de cette ville balnéaire du nord de Tunis où la défunte est née au début du siècle dernier. Nous reproduisons ci-dessous cette lettre ouverte.
Madame le maire,
La Goulette vient de perdre une de ses filles. Zeiza Gisèle Élise Taïeb n’est plus.
Le monde, lui, qui connaît mal les registres d’état civil de votre ville, a perdu Gisèle Halimi.
Est-il encore permis, après plusieurs centaines d’hommages qui ont afflué de toutes parts, de rappeler qui elle fut ? La Goulette, sa ville de naissance, le sait mieux que personne. Car Gisèle Halimi aimait particulièrement Antoine de Saint-Exupéry. Et nous savons qu’elle connaissait ces lignes de Pilote de guerre : « L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays… »
Gisèle Halimi était de son enfance goulettoise. Fortunée et Edouard, ses parents tunisiens pauvres d’origine juive et berbère, furent consternés de cette seconde naissance dans leur foyer : c’était une fille… En 1927, il s’agissait à ce point d’une mauvaise nouvelle qu’ils mirent deux semaines à l’annoncer. Ils mirent plus longtemps encore à accepter qu’elle joue au foot pieds nus dans les rues de la ville, ou qu’elle refuse de servir les hommes de sa famille. Elle les contraignit radicalement : à treize ans, une grève de la faim déclarée pendant trois jours lui permit de cesser de faire le lit de son frère… Aussi, lorsqu’à 18 ans, elle partit étudier le droit, les lettres et les sciences politiques à Paris, personne ne tenta de la retenir. Après-guerre, le mot «avocate» n’existait pas : elle l’imposa, en revêtant la robe à Tunis en 1948. Car Gisèle Halimi était de son enfance : elle revint exercer dans son pays, dont elle épousa le destin. Défenseure des syndicalistes tunisiens, elle devint l’avocate des nationalistes au sein des tribunaux militaires. Emprisonnés suite à la flambée de violence et de répression en 1952, l’un de ses clients demeurera proche d’elle toute sa vie : Habib Bourguiba.
Quelques années plus tard, c’est en Algérie que l’émancipation des peuples engendrera des tragédies. La voix de Gisèle Halimi s’élève alors dans les prétoires d’Alger pour sauver de la mise à mort des militants du Mouvement national algérien et du Front de libération nationale. Parmi eux, Djamila Boupacha, qui reconnaît en elle «une sœur», devint l’icône d’une Algérie debout face au colonisateur.
Si Gisèle Halimi fut de son pays, elle fut aussi de son enfance de jeune fille maltraitée. Au début des années 1970, elle cofonda avec Simone de Beauvoir le mouvement «Choisir la cause des femmes», signa le Manifeste des 343 femmes qui revendiquaient la légalisation de l’avortement, risquant ainsi la prison. La lutte incessante de la fille de la Goulette ouvrit le chemin en France à la loi Veil, en 1975, et à la reconnaissance du viol comme un crime et non plus comme un simple délit. L’internationalisme de cette féministe née dans un pays colonisé ne se démentira jamais : qualifiant les Palestiniens de «peuple aux mains nues en train de se faire massacrer», elle s’associe au comité Bertrand Russell pour la Palestine en 2009, et devient l’une des avocates de Marwan Barghouti.
Madame le maire, nous savons que nous ne vous apprenons rien à propos de votre compatriote.
Mais nous sommes sûrs qu’il vous paraîtra regrettable, comme à nous, qu’aucun des quinze ouvrages de Gisèle Halimi ne soit traduit en arabe. Car il nous semble que cette avocate, cette militante et cette femme politique – elle fut également députée – franco-tunisienne a tout fondé aux sources de la Goulette, y puisant sa soif d’égalité pour les femmes et pour les peuples. Gisèle Halimi était à la fois de la Goulette et du monde entier : son combat universel est née sur les rives de votre ville, au bord de cette Méditerranée que les Romains appelaient «Notre Mer», signifiant qu’elle nous est commune. La communauté de Gisèle Halimi fut l’humanité. Et les vagues qui viennent s’échouer aux pieds de votre ville, qui l’ont tant de fois consolée, nous racontent qu’elles n’y sont pas étrangères.
Madame le maire, nous ne vous cachons pas que le 4 juillet 2018, nous avions été particulièrement heureux que pour la première fois de son histoire, votre ville soit dirigée par une femme. Aussi rêvons-nous d’un acte hautement symbolique : si vous donniez le nom de Gisèle Halimi à une rue de la Goulette, ce serait un message extraordinaire à l’attention des jeunes filles et jeunes garçons tunisiens. Naître à la Goulette, c’est naître au monde. Et nous savons que lorsque Gisèle Halimi verra la première femme maire de la Goulette dévoiler la plaque, où qu’elle se trouve, elle sourira.
Donnez votre avis