La séquence à laquelle nous assistons cet été en Tunisie, marquée par un cavalier seul du président de la république, débarrassé des verrous de la constitution et lâché seul dans l’arène politique, sera-t-elle durable et où mènera-t-elle le pays? Tout dépendra de la capacité de Kaïs Saïed à transformer son essai gagnant et à abattre définitivement ses adversaires, tous aujourd’hui ligués contre lui, islamistes, libéraux, centristes, gauchistes, syndicalistes, corporatistes et tutti quanti, le «Système» en quelque sorte, qui respire certes avec une paille mais qui est loin d’avoir encore dit son dernier mort.
Par Ridha Kéfi
Au-delà du flou peu artistique qui entoure cette phase politique inaugurée le 25 juillet 2021 par l’annonce des mesures constitutionnelles exceptionnelles par le président de la république Kais Saied… Au-delà aussi du mystère entourant ce personnage à l’insolente popularité, et qui apparaît, à la fois, comme un homme intègre, carré, rigide et intraitable… Au-delà, également, des inquiétudes que suscitent ses décisions déroutantes, notamment pour ceux et celles qu’elles ciblent, à savoir les coteries politiques et leurs relais au sein des lobbys d’intérêt… ce qui interpelle dans la situation actuelle en Tunisie c’est la position inconfortable de la soi-disant élite politique, qui méprisait autant ce président venu de nulle part et plébiscité par un peuple qui n’aurait pas dû, selon elle, avoir voix au chapitre.
L’improbable revanche du peuple sur l’élite
En fait, cette «élite», aujourd’hui gênée aux entournures, un peu groggy voire totalement dépassée par les événements, se trouve dans une situation inédite pour elle et qu’elle a du mal à accepter : pour avoir toujours conduit ce peuple de gueux, parfois même à son insu, croyant connaître son bien mieux que lui, elle n’arrive pas admettre de se retrouver aujourd’hui à sa traîne, complètement baladée par une alliance imprévue entre un chef d’Etat élu par près de 73% des voix exprimées et un peuple qui lui est totalement acquis, sinon prêt à tout accepter de lui, refusant même de lui demander des comptes, en tout cas pour l’instant.
C’est là, à l’évidence, une situation inédite dans l’histoire contemporaine de la Tunisie où, jusque-là, à chaque fois qu’il donne de la voix et provoque une rupture avec un régime injuste (comme ce fut notamment le cas avec la révolution de 2011), le peuple se trouve doublé par un establishment politico-affairiste qui lui vole son acte historique avant de le dévoyer, de le vider de son contenu populaire et de le détourner totalement au profit des mêmes classes dominantes, lesquelles se succèdent souvent à elles-mêmes, en préservant leurs privilèges et en empêchant, surtout, toute remise en cause radicale du système en place.
Adossé à une administration publique corrompue et à un secteur privé parasitaire et clientéliste, ce système change souvent d’enveloppe ou d’emballage (les Destouriens cédant la place aux RCDistes et ces derniers à une alliance presque naturelle entre les libéraux et les islamistes, Nidaa Tounes-Ennahdha, Qalb Tounes-Ennahdha), tout en préservant son essence de classe, pour emprunter une terminologie marxiste, foncièrement inégalitaire, privilégiant les zones côtières, plus ou moins prospères, sur les régions intérieures, souvent marginalisées et abandonnées à leur sort.
Le «Système» est blessé mais pas encore mort
Ce qui est inédit, avec le coup de force du 25 janvier 2021, et qui représente une véritable rupture historique, c’est que cet acte a été l’œuvre d’une masse compacte de citoyens en colère, traversant toutes les classes sociales et toutes les obédiences politiques, dont les revendications ont été prises en charge par un président de la république venu de nulle part, qui ne doit rien à personne et qui ne se sent redevable de sa position à aucune coterie politico-affairiste.
En effet, Kaïs Saïed n’a rien à voir avec Habib Bourguiba, Zine El-Abidine Ben Ali, Moncef Marzouki ou autres Béji Caïd Essebsi, ses prédécesseurs au Palais de Carthage, hommes d’appareils et vieux routiers de la politique, qui s’étaient longtemps préparés à la fonction de chef d’Etat. C’est un professeur d’université venu presque par accident à la politique, indépendant de tous les partis qu’il snobe d’ailleurs royalement et qui a été élu au suffrage universel par une majorité difficile à égaler à l’avenir (plus de 72%), sans avoir mené de campagne électorale ni fait la moindre promesse. Il a juste affiché une forte volonté de rupture avec le système en place, basé sur le clientélisme et la corruption, et une détermination à couper tous les ponts avec le passé. Et ce n’était pas de simples paroles, puisque chez lui les actes ont toujours suivi, jusque-là, les mots : l’homme, fait d’un seul bloc, fait ce qu’il dit, ne craignant pas de déplaire voire de choquer. Et, contre toute attente, ça marche. Non seulement sa popularité ne faiblit pas, mais elle s’est même accrue depuis le 25 juillet : le dernier sondage de Sigma Conseil le crédite de plus de 90% d’intentions de vote. Difficile de faire mieux, d’autant que le locataire du Palais de Carthage n’a encore aucun bilan à faire prévaloir, et c’est sur un simple ressenti ou une perception qu’on le juge et qu’on le plébiscite : sa réputation d’homme intègre et droit faisant face à une faune de loups politiques ayant les yeux plus gros que le ventre, suffit à rassurer ses partisans.
C’est cette situation inédite et déroutante, qu’il y a deux semaines personne n’avait vu venir, qui déstabilise la scène politique nationale, avec toutes ses composantes, aujourd’hui aux prises avec le doute et le désarroi.
On voit ces ténors de la partitocratie post-2011, hier encore loquaces, bavards voire baveux, se terrer dans le silence ou errer comme des âmes mortes, ne sachant que dire ou que faire. Ils n’osent même pas s’attaquer frontalement à Kaïs Saïed de crainte de s’aliéner la majorité de Tunisiens et de Tunisiennes qui le supportent sans conditions. Et lorsqu’ils le critiquent, par principe ou pour sauver la face, c’est avec des mots très choisis, souvent désarmés et inoffensifs, et en prenant soin de s’attaquer d’abord à ses adversaires islamistes.
Dans cette tragi-comédie politique estivale, les plus à plaindre ce sont les dirigeants d’Ennahdha, dont le double langage habituel a dégénéré en… grand écart, ridiculement intenable : car tout en continuant d’accuser l’homme d’être un putschiste, ils le supplient d’accepter de dialoguer avec eux, tout en sachant que leurs supplications, tout comme leurs menaces, le laisseront de marbre.
Jusqu’où pourra aller Kaïs Saïed ?
Cette séquence à laquelle nous assistons cet été sera-t-elle durable et où mènera-t-elle le pays ?
Tout dépendra de la capacité de Kaïs Saïed à transformer son essai gagnant et à abattre définitivement ses adversaires, tous aujourd’hui ligués contre lui, islamistes, libéraux, centristes, gauchistes, syndicalistes, corporatistes et tutti quanti, le «Système» en quelque sorte, qui respire certes avec une paille mais qui est loin d’avoir encore dit son dernier mort.
Tout dépendra aussi de la patience des partisans du président de la république qui attendent plus que des effets d’annonce ou des postures de communiquant. Ils attendent des résultats concrets, c’est-à-dire, à la fois, de vrais procès qui prouvent que la lutte contre la corruption n’est pas un simple fonds de commerce politique mais un véritable programme de gouvernement, et une amélioration de leur situation matérielle et de leur pouvoir d’achat, d’autant que la baisse des prix de certains produits de première nécessité, enregistrée ces derniers jours, ne saurait être durable, sans une véritable politique d’assainissement des finances publiques et de relance de la production économique et de la consommation des ménages.
Cela fait trop d’inconnus et prouve s’il en est besoin que le cavalier seul actuel du président de la république est une situation intenable à moyen terme. Il ne tient qu’à, et lui seul, de nous prouver le contraire.
Donnez votre avis