En tout état de cause le clash, le buzz, l’obscénité et le sensationnel constituent désormais l’alpha et l’oméga de la programmation télévisuelle en Tunisie. Laquelle brille par sa vulgarité immanente, sa mièvrerie sirupeuse, son inconsistance et sa légèreté. Et pour cause. La quasi-totalité des émissions nivellent par le bas le niveau général des spectateurs. Elles ne leur apprennent rien ni sur leur histoire, ni sur leur culture, ni sur leur récit national.
Par Adel Zouaoui *
À l’orée de cette nouvelle rentrée, il nous est loisible de nous interroger sur la nouvelle grille télévisuelle ? Serait-elle aussi vérolée par la banalité et l’insipidité à l’instar des années précédentes ? Force est de reconnaître que depuis quelques temps déjà, la télévision est devenue, de par l’ineptie qu’elle nous donne à voir et à laquelle nous nous sommes habitués, une arme de destruction massive. Cette dernière s’est pervertie, avec l’avènement et la multiplication des chaînes privées, en un véritable rouleau compresseur détruisant tout sur son passage. Du coup, le peu de culture et d’éducation dont dispose une certaine frange de la population se trouve malheureusement de plus en plus compromis par le déferlement dévastateur de la médiocrité et d’un prosaïsme sans pudeur.
Un nivellement par le bas dangereux
En tout état de cause le clash, le buzz, l’obscénité et le sensationnel constituent désormais l’alpha et l’oméga de la programmation télévisuelle. Laquelle brille par sa vulgarité immanente, sa mièvrerie sirupeuse, son inconsistance et sa légèreté. Et pour cause. La quasi-totalité des émissions nivellent par le bas le niveau général des spectateurs. Elles ne leur apprennent rien ni sur leur histoire, ni sur leur culture, ni sur leur récit national. Ces derniers se trouvent la plupart du temps exposé, d’une chaîne à l’autre, aux mêmes tropes primaires, au même humour fade, bête et méchant, au même verbiage, aux mêmes poncifs et somme toute au même ronronnement lassant.
Du coup, entre émissions de télé réalité et spectacles de variété, notre réalité est perçue à travers le prisme de la laideur. L’image que la télévision nous renvoie de nous-même est celle d’un peuple abject, hideux, prompt aux turpitudes, à l’ignominie, à la disgrâce, à la malhonnêteté, au mauvais goût et à la bassesse sans égal. Ces dérapages s’expliqueraient par cette implacable logique qui sacrifierait la qualité du contenu à la course effrénée pour l’audience. Une course dont le seul but est de se tailler la part du lion sur le marché publicitaire. Un cercle vicieux dans lequel la télévision tunisienne s’est laissée piégée et même engloutie.
Cependant, dans tout ça y-a-t-il encore une place pour la dignité humaine, pour l’éthique, le beau, l’esthète ? Pas si évident. Toutes ces valeurs semblent être sacrifiées sur l’autel de l’intérêt financier et de l’argent facile. Et c’est pour cette raison que la télévision, qu’elle soit publique ou privée, participe largement au naufrage culturel et intellectuel de notre société.
Même les débats, censés nous informer sur les rouages de la vie politique et de ses nuances, sont devenus des promontoires où des prétendus chroniqueurs atrabilaires et acrimonieux (pas tous fort heureusement), le plus souvent acquis à différentes chapelles idéologiques, défilent pour préjuger péremptoirement de l’actualité et pour l’essentialiser sans aucun effort d’analyse objective. Au lieu de parler, ces derniers crient et hurlent quand ils ne se crêpent pas le chignon ou quand ils n’humilient et ne ridiculisent pas leurs invités.
Certes, la télévision se doit à fortiori d’être le miroir de la société. Et la nôtre est loin d’être idéale. Elle est, à l’instar de plusieurs pays dans le monde, violente et affectée de plusieurs pathologies surtout par les temps qui courent où ses valeurs morales se diluent. Cela étant dit, nos programmeurs sont-ils contraints de focaliser seulement sur ses aspérités ? Ne faut-il pas contrebalancer nos angles morts en faisant valoir notre diversité et richesse culturelle, ainsi que notre profondeur historique ?
L’impératif d’une culture pour tous
Les professionnels de l’audiovisuel n’ont-ils pas oublié que la tâche originelle dévolue à ce médium est celle d’éduquer, d’instruire en même temps que de distraire.
Hégémonique et omniprésente de par son caractère, la télévision envahit notre intimité, s’impose à nous et somme toute, nous accompagne toute notre vie. Naguère utilisée à des fins purement propagandistes et manipulatoires, elle pourrait aujourd’hui jouer un autre rôle plus constructif et plus roboratif surtout par cette période charnière que notre pays traverse. Elle pourrait contribuer à promouvoir notre citoyenneté en nous initiant à une éducation écologique et à des valeurs communes au vivre ensemble, et ce à travers des émissions de jeux ou des quiz diffusés à des moments de grande écoute. Elle pourrait aussi contribuer à l’amélioration du goût collectif, à la sauvegarde de la mémoire nationale, et à la promotion de la culture sous toutes ses formes. L’une de ses tâches essentielles n’est-elle pas de contribuer à la formation d’une identité collective
Et c’est pour cette raison qu’il est impératif que des émissions entièrement consacrées à la culture doivent être portées sur les fonts baptismaux. Un quota y doit être fixé et même imposé. Des émissions où nous aurons l’occasion de découvrir nos écrivains, nos peintres et nos dramaturges, ainsi que leurs œuvres. Et encore d’autres où nous pourrons aussi découvrir notre géographie et notre histoire et toutes les figures mythiques dont elle pullule.
Et pour cause, la télévision doit se donner pour objectif d’être un instrument de connaissance et de culture pour tous, plutôt qu’un instrument d’abêtissement. Son rôle, en plus de consolider notre identité nationale, est celui de juguler la désertification culturelle sur tout le territoire.
Combien sont-ils, surtout parmi la jeune génération, à avoir entendu parler des travaux picturaux d’un Hatem El-Mekki, d’un Ali Ben Salem, d’un Mahmoud Shili; ou des œuvres littéraires de Mahmoud Bourguiba, Abderrazak Karabaka et Ali Douaji pour ne citer que ceux-là ? Ces illustres inconnus seront-ils un jour tombés à jamais dans les limbes de l’oubli. De même, que connait-on de notre récit national ou de notre histoire si riche et si fabuleuse : de la reine Didon, à Mahmoud El Matri et Tahar Haddad en passant par Salammbô, Massinissa, Jugurtha, Moncef Bey, et j’en passe et des meilleurs ? Leurs histoires, leurs combats et leurs parcours ne sont-t-ils pas dignes de servir de fiction à des feuilletons et à des séries télévisées ?
Il va sans dire que la télévision a un impact considérable sur la société. Elle est utile à l’éducation à large échelle. Elle est à non point douter un médium essentiel dans la formation de chaque individu dès le plus jeune âge. Elle nous permet de nous enraciner dans notre identité culturelle et d’enrichir nos connaissances générales. Un écran ouvert dans un salon devrait jouer un rôle éducatif et informatif à la fois.
La Haica : pour plus d’aiguillage
Et pourtant la solution existe bel et bien à ce tsunami de médiocrité audiovisuelle qui nous assaille et qui nous menace de plus en plus. La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle(Haica) ne doit-elle pas nettoyer les écuries d’Augias? Cette instance étatique ne doit-elle pas intervenir avec plus de fermeté dans le champ de l’audiovisuel en élaborant une sorte de vade-mecum. Lequel servirait pour toutes les chaines, publiques ou privées, de ligne de conduite. Le but étant de mettre un terme à la prolifération de la télé poubelle, tout en exigeant d’instaurer un Smig culturel. Lequel Smig rehausserait l’image de notre société. Il n’est guère demandé à la télé de nous dépeindre une société idéale et angélique alors que notre réalité est tout autre. Loin s’en faut. Mais se laisser happer dans la spirale de la mièvrerie tout en focalisant avec excès seulement sur nos travers et sur nos maux serait à la fois injuste et insultant pour notre intelligence commune et pour notre mémoire collective.
Nous sommes autrement que de l’ignominie et de la vilenie, de la bassesse et de l’infamie. Nous sommes aussi capables de produire du beau, du merveilleux et du génie. A quand alors une télévision qui soit à la hauteur de notre profondeur historique et fidèle à ce que nous sommes réellement.
* Retraité de la Cité des sciences de Tunis, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
La Tunisie face à la colère des jeunes : Il est temps de briser le mur des incompréhensions ?
Tunisie : Du ridicule de demander à la France de se repentir
La seule démocratie qui vaille
Donnez votre avis