N’est-il pas dommage de voir la Tunisie se contenter aujourd’hui d’un rôle subalterne sur la question du Moyen-Orient, en raison de la rigidité et au dogmatisme doctrinaires de Kaïs Saïed, alors qu’elle y avait joué, auparavant, un rôle d’avant-garde, grâce au réalisme et à la clairvoyance diplomatiques de Habib Bourguiba ?
Par Faik Henablia *
Dans la légende biblique, il est conté que les Israélites, en reconquête de la terre de Canaan, s’emparèrent de Jéricho en faisant sonner des trompettes dont le son eut pour effet de faire tomber les murailles de la ville.
Plus récemment, en 1965 et de manière prêtant moins le flanc au doute, cette même ville fut le théâtre du discours de Bourguiba, exhortant les Palestiniens à une attitude plus réaliste vis-à- vis d’Israël.
Une diplomatie tunisienne aux abonnés absents
Au moment où plusieurs pays arabes franchissent le pas de la normalisation diplomatique avec Israël, l’attitude timorée, voire hostile, de la Tunisie ne manque pas de surprendre eu égard aux positions bien plus audacieuses qui ont été les siennes, dans un passé pas si lointain, vis-à-vis du conflit du proche orient.
Il est vrai que la diplomatie tunisienne, dans son ensemble, est, à l’heure actuelle, inscrite aux abonnés absents.
Nous l’avions connue bien plus en pointe lorsqu’ elle avait pris courageusement le contrepied de l’attitude arabe, notamment à l’époque où Nasser et son poulain Ahmed Choukairy voulaient «jeter les juifs à la mer», ou lorsque Bourguiba était sommée de rompre les relations avec tel pays occidental.
Qui eût dit que cette attitude réaliste, superbement exprimée dans ce fameux discours de Jéricho, allait finir par céder le pas à celle beaucoup plus rigide et dogmatique de Kaïs Saïed, même si parallèlement, les pays arabes quasi unanimes, dont le Tunisie, ainsi que l’OLP, avaient accepté une normalisation conditionnée, lors des sommets de Beyrouth en 2002 et de Riyad en 2007? Ce même Kaïs Saïed ne va-t-il pas, aujourd’hui, jusqu’à nous annoncer, avec le sens de la nuance que nous lui connaissons, que la Tunisie est en guerre avec Israël, guerre, sans doute à mener jusqu’au dernier Palestinien?
La cause des Palestiniens de plus en plus désespérée
S’agissant, en effet, de la Palestine, les faits sont têtus dans la mesure où, 73 ans après la fondation de l’Etat juif, les Palestiniens, principale victimes et dont la cause semble de plus en plus enlisée pour ne pas dire désespérée depuis qu’ils ont cru devoir confier leur destin aux épouvantails islamistes, voient leurs espoirs s’amenuiser de jour en jour au rythme de la dilution, sous leurs yeux, du territoire auquel ils aspirent. Le sort de Jéricho, sous souveraineté jordanienne à l’époque du discours de Bourguiba et, aujourd’hui sous contrôle israélien, en est une illustration criante.
La question qui se pose est par conséquent celle de savoir si une attitude différente vis-à-vis d’Israël ne pourrait faire évoluer les choses.
En effet, ayant déjà observé que la normalisation est acquise dans son principe, lors des sommets arabes précités, même si elle reste conditionnée au retour d’Israël dans ses frontières de 1967 et à la reconnaissance du droit des Palestiniens, il n’en reste pas moins à savoir si ces préalables, ne sont pas rédhibitoires et finalement contre-productifs, du moins à ce stade, et s’ils ne devraient, dans un souci d’efficacité et de réalisme, suivre la normalisation, plutôt que la précéder, puisque, de toute évidence, les Palestiniens ne voient toujours rien venir.
N’oublions pas que ce n’est qu’à chaque fois que les Arabes ont négocié, sans préalable avec Israël, qu’ils en ont obtenu quelque chose en échange, ou ont été proches de le faire, comme à Camp David, par exemple ou à Oslo même si Oslo avait finalement périclité. A l’inverse, chaque fois que des passages en force ont été tentés, des défaites amères s’en sont suivies.
Beaucoup d’Etats arabes franchissent d’ailleurs le pas, quelque peu forcés, il est vrai, par un contexte géopolitique, pour le moins, fluctuant.
Le réalisme «bourguibien» du Maroc
L’exemple le plus spectaculaire en est celui du Maroc qui a agi en fonction de ses intérêts et qui ne tardera sans doute pas à en récolter les fruits, en matière de sécurité, de défense, de technologie, d’agriculture et j’en passe. L’on nous dit que ceci s’est fait au détriment du sentiment de la population marocaine; en est-on si sûr? Une visite à certains réseaux sociaux, en surprendrait plus d’un quant nombre de Marocains prêts à aller travailler en Israël. A vrai dire, cette normalisation n’a été que l’officialisation de relations de facto, en place, déjà depuis, bien longtemps.
Si d’aventure la Tunisie, dont les contacts officieux avec Israël remontent aux années 60 et qui avait, il y a quelques années, ne l’oublions pas, entretenu des relations quasi diplomatiques avec Tel Aviv, finalement mises à mal par la politique violente et répressive de l’Etat hébreu lors des Intifadas, renouait avec cette politique ne serait-ce que pour rapprocher les points de vue, serait-elle accusée, pour autant, de trahir la cause palestinienne? Assurément pas plus qu’après Jéricho et d’autant moins qu’elle avait souffert, entre-temps, dans sa chair, de son soutien aux Palestiniens et n’a par conséquent pas de leçon à recevoir en matière de loyauté.
N’oublions pas, en effet, le bombardement israélien du quartier général de l’OLP à Hammam-Chatt, dans le sud de Tunis, en 1985, mais n’oublions pas non plus que, tout comme Sakiet Sidi Youssef, en 1957, et Bizerte, en 1961, bombardées par l’aviation française, n’avaient pas empêché la reprise de relations avec la France, ce douloureux épisode n’avait pas constitué, en son temps, un obstacle insurmontable à l’ouverture de «bureaux d’intérêt» à Tunis et à Tel Aviv, de même que le bilan, autrement plus lourd des Palestiniens face à Israël, n’avait pas empêché la tentative de «paix des braves» entre Arafat et Rabin.
Tout ceci pour dire que, sans préjuger du futur, il est dommage de voir la Tunisie, se contenter aujourd’hui d’un rôle subalterne sur la question du Moyen-Orient, alors qu’elle y avait joué, auparavant, un rôle d’avant-garde.
N’est il pas regrettable de la voir, finalement, plus proche d’une sorte de «front du refus» ressuscité à la mode du 21e siècle, minoritaire parmi les pays arabes, dogmatique, figé et sans solution, un front dont les positions avaient fait, paradoxalement, tant de mal à la cause palestinienne?
* Docteur d’Etat en droit, ex-gérant de portefeuille associé.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : Kaïs Saïed est aussi comptable de ce qu’il a hérité
Tunisie : Kais Saied entre déficit de légalité et grand enfumage
De Bourguiba à Saïed : La criminalisation de la normalisation avec Israël, ou la fausse bonne idée
Donnez votre avis