Il est temps de rompre avec le corporatisme étroit et le politique circonstanciel.
De grève en grève, où placer le curseur entre les revendications matérielles des enseignants et les demandes portant sur leur capital symbolique ?
Par Hedia Yakhlef *
L’année à peine entamée, nous revoici de nouveau dans ce feuilleton ridicule et désolant d’une «action syndicale» qui ne sait plus se donner une fin raisonnable et positive. Fin au sens d’achèvement d’un processus qui a choisi la grève comme moyen de pression mais surtout fin dans l’acception d’objectif concret et tangible à réaliser pour le bien des enseignants et pour l’ensemble de la profession.
Une profession en perte de valeurs
Il est aujourd’hui une question cruciale à laquelle nous devons immanquablement apporter une réponse. Une question ou plutôt un choix qui, par-delà les revendications conjoncturelles, engage une philosophie ou tout simplement une vision de notre mission d’éducateurs. Si tant est que nous tenions encore à cette valeur cardinale de notre métier.
Il s’agit de déterminer le bon emplacement du curseur entre revendications touchant notre capital matériel et demandes portant sur notre capital symbolique.
Où serait, dans le contexte actuel, la bonne mesure servant le bien et l’utile pour la profession dans l’ensemble de ses acteurs et de ses bénéficiaires? Où faire pencher le fléau de cette balance à laquelle nous sommes confrontés?
Nul ne peut nier que, comparée à d’autres secteurs d’activité, la situation de l’enseignant n’est guère reluisante ni sonnante. Les salaires restent faibles, les primes insignifiantes et les avantages minimes sinon inexistants. Les revendications, sur le plan strictement financier, sont légitimes mais justifient-elles pour autant ce cycle infernal de grèves à répétition qui ne fait, en réalité, que grever davantage nos revenus?
A chercher l’impact de ces mouvements en termes de bénéfices – car c’est là un indicateur majeur – on se rend compte qu’il est minime. Dans la balance des pertes et profits que constatons-nous? Certes, quelques dizaines de dinars sont venus soulager les difficultés de nos fins de mois mais est-ce ce petit gain substantiel qui définit notre horizon d’attente? Est-ce là l’ultime fin pour nos désirs, pour nos rêves et pour nos ambitions?
On nous dira que le pécuniaire est déterminant dans cette société de consommation où nous vivons mais est-il pour autant ce qui nous réconcilie avec nous mêmes, avec les autres et avec l’ensemble du groupe social? Le temps n’est il pas venu qu’on s’occupe davantage de l’aspect immatériel de la profession, de la part qu’on qualifie de symbolique et qui est autant sinon plus importante pour nous que les petites revendications financières appuyées à coups de grèves répétées à l’efficacité incertaine?
Restauration de l’image écornée
Le vrai travail syndical ne doit-il pas porter, aujourd’hui, sur cette dimension touchant à la représentation que se fait toute une société du métier d’enseignant? L’urgence, nous sommes beaucoup à partager ce sentiment, est dans la restauration de l’image écornée de l’enseignant; image qui s’est érodée au cours du temps et ce à tous les niveaux.
D’abord chez nos élèves qui ne saisissent plus le sens de notre travail et qui le réduisent, le plus souvent, à un simple rapport consumériste. Rares sont parmi les jeunes que nous côtoyons qui voient en nous autre chose que la note qui vient évaluer un effort qu’ils estiment avoir fourni et des connaissances qu’ils ont péniblement accumulées et restituées au mieux.
Plus personne ne semble croire encore à ce qui constitue le cœur de notre travail : la transmission avec ce qu’elle suppose de relation saine au savoir faite de curiosité, de passion, de désir d’apprendre et d’augmenter en nous les valeurs fondatrices de l’humain et la puissance de l’esprit qui imagine, cherche, invente, crée, innove et se refuse d’être confiné aux réflexes routiniers et stériles de la répétition.
Ce combat nous l’avons perdu. Les parents d’élèves et l’ensemble de la société nous le rappellent à longueur de journée dans un discours stigmatisant où l’enseignant est voué aux gémonies comme fonctionnaire profiteur, cupide, absentéiste, paresseux, en déficit de créativité, de qualification et d’autorité… toutes «tares» qu’ils voudraient avoir à l’œil à travers l’instauration de «structures de vigilance», telles que les associations de parents d’élèves, qui viendraient pallier les carences d’un corps en qui ils n’ont plus confiance.
Beaucoup parmi nous pensent que le vrai terrain des luttes que le syndicat devrait investir est là, dans cette logique fondamentalement professionnelle qui suspendait le corporatisme étroit et le politique circonstanciel et manipulateur pour se recentrer sur les problèmes réels du système éducatif tunisien et le rôle qui doit revenir au corps enseignant dans ce dispositif.
Voilà l’enjeu, voilà l’espace à reconquérir et la fonction à restaurer. L’image dégradée de l’enseignant, le peu de reconnaissance qu’il reçoit, son aura et son autorité ternies sont la conséquence d’une longue entreprise de «dépossession» menée par des ministères successifs qui lui ont soustrait la part de liberté, d’autonomie, d’imagination et de créativité qui lui revient dans l’opération pédagogique et éducative.
Remettre le «Maître» au cœur de la fonction
Engoncé dans son uniforme de fonctionnaire, soumis au joug pesant des experts qui dictent verticalement méthodes et programmes, il a été marginalisé et, partant, complètement démotivé n’ayant plus rien à apporter que le conformisme et l’obéissance scrupuleuse aux directives. Vidé de son essence, il a cessé d’être.
C’est à ce travail de «résurrection» que nous devrions nous atteler. Si le système, dans ce qui le représente, le ministère, a failli, il nous revient, dans le cadre de notre syndicat, d’être constructif et de nous poser comme force de propositions pour ce travail de refondation qui remettrait le «Maître» au cœur de la fonction comme ressource première à qui on doit respect et reconnaissance.
Notre responsabilité morale, intellectuelle et civique individuelle et collective ne peut qu’être totalement engagée dans cette œuvre. Entre matériel et symbolique où placer le curseur? Au vu du diagnostic, y a-t-il à hésiter! Mais les réponses raisonnables et responsables ont-elles aujourd’hui, dans notre syndicat, force opératoire quand par temps électoral l’appareil fait de la surchauffe et se détraque et que la machine, affolée, déraille inexorablement.
* Enseignante.
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