Depuis la Révolution, la plus grande liberté de culte acquise par la Tunisie n’a pas été une bonne nouvelle pour la tradition musicale du stambeli, «le jazz tunisien.»
Par Fadil Aliriza *
Sans nécessairement verser dans pareille extrapolation, l’on peut affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un genre musical typiquement tunisien que caractérisent des vertus thérapeutiques indéniables et dont les origines remontent à l’époque très lointaine de la traite des esclaves africains.
Les libertés nouvellement acquises par les Tunisiens, au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011, ont eu pour conséquence immédiate de mettre en conflit les arts et la religion et de menacer ainsi de pulvériser le stambeli, une ancienne tradition musicale qui s’est trouvée piégée au milieu de cette tourmente.
Une communauté ethnique à part
Voir Chedli Bidali exécuter son numéro artistique est une expérience inoubliable. Arc-bouté sur son gumbri, un luth traditionnel à trois cordes, le musicien, âgé de 52 ans, tisse une riche texture pulsatile de sons qui envoûtent son auditoire. Un concert de Bidali n’est pas une performance musicale ordinaire – dans une large mesure, parce qu’il s’agit d’une musique émanant d’une culture dont les jours de survie sont comptés.
Bidali est l’un des derniers interprètes de stambeli, un genre musical hybride associant musique, danses et chants qui a vu le jour durant les 18e et 19e siècles, parmi les populations originaires d’Afrique subsaharienne. A travers son histoire tunisienne, le stambeli a également été étroitement lié au soufisme, une forme de mysticisme islamique qui utilise la musique, la danse et le rythme pour susciter un état de transe qui rapproche les auditoires de l’essence divine.
Dans une récente réflexion publiée par ‘‘Foreign Policy’’, Fadil Aliriza avait écrit que la «beauté du stambeli lui a, certes, attiré un vaste public de fans à travers le monde. Cependant, cette popularité internationale n’a pas été nécessairement synonyme de gain de dignité, de respect, ni de bonheur pour ceux qui pratiquent cette musique. La plupart des adeptes tunisiens du stambeli sont des personnes de couleur, formant ainsi une communauté ethnique distincte de la majorité tunisienne arabe –ce qui a impliqué, pour cette minorité raciale, une longue histoire de discrimination, voire une histoire de persécution.»
Troupe de stambeli de Chedli Bidali.
Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie indépendante, avait appuyé de tous les soutiens de l’Etat plusieurs formes d’art, à l’exception du stambeli, car ce genre musical était incompatible avec la vision moderniste que le leader tunisien souhaitait établir dans le pays.
Il est vrai que la révolution du 14 janvier 2011 a ouvert toutes grandes les portes de la liberté artistique, mais elle a également mis en évidence, pour la première fois, et elle a même exacerbé des tensions culturelles et religieuses que le pays semblait ignorer, ou avoir oublié. Ces rivalités communautaires, insoupçonnables ou tues, ont refait surface pour s’exprimer sur la place publique –et de manière parfois flagrante.
En 2012, au plus fort de la crise identitaire que la Tunisie a traversée au lendemain de la Révolution, des groupes salafistes ont mené une guerre sans merci contre tous ces artistes qu’ils considèrent comme hérétiques, saccageant leurs travaux et les menaçant de mort. Des salafistes violents en sont même arrivés à mettre à sac des lieux saints qualifiés de sites d’idolâtrie. Il est vrai que la riposte policière qui a suivi cette montée de l’extrémisme islamiste violent a conduit en prison de nombreux salafistes de tout bord, mais certaines des tendances et des comportements que ces islamistes radicaux ont prônés – tels que l’austérité morale individuelle et les interprétations rigoristes de l’héritage culturel islamique – se sont enracinés dans la société tunisienne. En raison de ses associations religieuses peu orthodoxes, le stambeli s’est trouvé dans la ligne de tir…
Une troupe de stambeli est menée par un yinnah, qui joue du luth alors qu’il conduit l’exécution par les autres membres du groupe d’un chant cérémoniel. Il est accompagné par près de six percussionnistes qui utilisent des castagnettes métalliques. Il y a également une autre figure clé, le arifah –un maître de danse qui possède des pouvoirs divinatoires– qui peut être un homme ou une femme.
Chedli Bidali joue au gumbri.
Le rêve de Chedli Bidali
Ces cérémonies sont généralement tenues dans le but de guérir, d’invoquer la protection des esprits, des saints ou des entités surnaturelles. Les musulmans conservateurs rejettent ces pratiques car ils les considèrent comme étant des déviances des enseignements islamiques essentiels et, ces derniers temps, avec la montée d’interprétations orthodoxes de la foi musulmane, les artistes du stambeli ont pris le grand soin de mettre l’accent sur l’essence monothéiste et islamique de leurs rites.
Chedli Bidali, issu d’une des familles de la communauté traditionnelle du stambeli tunisois, a toujours rêvé d’être un yinnah. Enfant, il a tenté d’apprendre à jouer du gumbri auprès de son père, mais la patience de ce dernier n’était pas sans limite. C’est donc un de ses oncles qui a assumé la responsabilité de compléter la formation de Bidali et l’aider à réaliser son rêve.
«Depuis mon enfance, je voulais être comme mon père. Et je souhaitais également faire la même chose que mes grands-parents», déclare Bidali. «Autour de moi, il n’y avait que du stambeli, de jour comme de nuit. Même sur le chemin de l’école, j’en parlais avec ma tante ou mon oncle qui m’accompagnait.» Après de longues années d’apprentissage, Bidali a fini par convaincre son père. Plus encore, il a obtenu son approbation pour diriger la troupe communautaire. Mais cette conquête s’est révélée douce-amère: aujourd’hui, Chedli Bidali est l’un des deux chefs de groupe de stambeli en Tunisie, et peut-être même le dernier d’une tradition séculaire.
«Je me trouve dans l’impossibilité de faire passer mon savoir en la matière à mon fils», se désole Bidali, qui explique que son héritier ne semble pas très intéressé par la perpétuation de cette culture. Il s’inquiète que la tradition soit sérieusement menacée de disparition – quelques décennies tout au plus, estime-t-il.
Le stambeli a de nombreuses similitudes avec le jazz américain –bien que les deux genres musicaux diffèrent en tonalités. Dans les deux cas, les traditions musicales d’anciens esclaves se trouvent mêlées aux diverses influences culturelles de leurs nouveaux environnements, pour créer quelque chose de totalement nouveau. Alors que les esclaves arrivant en Louisiane avaient intégré dans leurs musique et pratiques des apports européens, caraïbes et américains, à la même époque, les esclaves installés en Tunisie ont intégré dans leurs pratiques animistes des versions nord-africaines du soufisme mystique et de l’islam orthodoxe. Mounir Argui, metteur en scène de théâtre et producteur de musique qui collabore avec Bidali, pense que les castagnettes métalliques, dont le rôle est important dans les concerts de stambeli, évoquent «les sons des chaînes et des menottes» que portaient les esclaves, alors que le chant rappelle leurs «lamentations.»
Il y a de nombreuses raisons compréhensibles qui expliquent le déclin de cette communauté culturelle. Le mode de vie moderne a été synonyme de l’émergence de la cellule familiale à taille réduite. De toute évidence, l’avènement de la famille moins nombreuse a nécessairement impliqué la difficulté de la perpétuation des pratiques traditionnelles de la vie communautaire. En outre, la médecine moderne a sensiblement réduit le recours aux pratiques curatives traditionnelles, qui sont associées très étroitement au stambeli.
Selon Valeria Meneghelli, chercheure en politiques culturelles d’Afrique du nord, l’Etat tunisien n’a jamais priorisé la préservation du stambeli, alors qu’un grand intérêt a été accordé à d’autres formes d’art et de culture jugées d’un niveau autrement plus élevé.
L’homme de théâtre Mounir Argui s’intéresse au stambeli.
Culte vaudou et magie noire contre salafo-wahhabisme
Et il y a aussi d’autres explications plus inquiétantes. Plusieurs Tunisiens pensent que le stambeli est un phénomène étranger à leur pays et leur culture et qu’il est associé aux personnes de couleur qui, elles non plus, ne seraient pas tunisiennes. En Tunisie post-révolutionnaire, où l’affirmation de l’identité musulmane de la société tunisienne est devenue nettement plus prononcée, les origines païennes du stambeli ont approfondi le rejet de ce genre musical.
«Les gens racontent toutes sortes de choses négatives sur le stambeli. Ils vous disent qu’il est lié au culte vaudou et à la magie noire de certaines populations africaines…», se désole Argui.
Et il n’a pas tort de s’alarmer, car l’école de pensée salafo-wahhabite, qui a été si agressivement promue par l’Arabie saoudite, ces trois dernières décennies, a profondément influencé la sensibilité religieuse tunisienne d’une manière qui est souvent hostile aux pratiques locales non-dogmatiques. Avant 2011, les autorités tunisiennes sévissaient sévèrement contre la tendance salafiste. Au lendemain de la Révolution, les ultraconservateurs ont connu une popularité renouvelée et ils ont bénéficié d’une grande liberté d’expression et d’action. Ils ont même pu faire entendre leurs opinions politiques. (…)
Bien que les autorités tunisiennes aient adopté, dans le cadre de leur campagne anti-terroriste, des mesures répressives à l’endroit des salafistes, les attitudes de ces derniers encouragent encore le scepticisme à l’égard des pratiques islamiques hétérodoxes. Un rapport récent de l’association Art Solution, une organisation non-gouvernementale tunisienne, tire la sonnette d’alarme sur les menaces auxquelles le stambeli est exposé.
L’enquête d’Art Solution a révélé que certains Tunisiens ont cessé d’inviter les troupes de stambeli à se produire chez eux, de crainte que cette présence ne leur attire l’opprobre des voisins ou des islamistes radicaux.
Les choses se compliquent encore plus par le fait que le stambeli soit une tradition strictement orale, enseignée par le biais d’une immersion dans un milieu familial dont tous les membres en détiennent toutes les subtilités et en connaissent tous les mystères. Les musiciens ne reçoivent aucun enseignement instrumental formel et chaque représentation est unique. «Si vous leur demandez d’exécuter une nouvelle fois ce qu’ils viennent de jouer, ils seront incapables de le faire», déclare Meneghelli.
Ainsi, il en résulte qu’il est difficile d’enseigner la pratique du stambeli à des personnes de l’extérieur. Il y va même de l’intérêt des troupes de stambeli existantes, car passer cet art à de nouveaux compétiteurs, dans un marché sans cesse en déclin, serait tout simplement suicidaire.
De manière générale, la pratique des rituels curatifs du stambeli a disparu. La musique et la danse survivent, mais la question de leur sauvetage est devenue plus que pressante. Art Solution propose que le gouvernement mette à la disposition du stambeli plus de fonds de soutien et qu’une place soit réservée à ce genre musical dans les manifestations culturelles nationales. Ce geste pourrait ouvrir quelques canaux d’aide externe –par exemple, dans le cadre d’une assistance de l’Unesco à la «sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.»
Mais la question de cette survie du stambeli demeure entière. Il s’agira toujours de savoir si oui ou non le gouvernement tunisien, ou la société tunisienne, tiendra compte de cette urgence. Tant que les Tunisiens continueront de percevoir la liberté du culte et la liberté de l’art comme s’excluant mutuellement, des traditions rares comme le stambeli – qui évolue dans ces deux sphères – auront de plus en plus de mal de se trouver une petite place et seront toujours menacées d’extinction.
En effet, ce serait un comble si les libertés plus grandes que les Tunisiens ont pu arracher avec leur révolution de 2011 précipitent la mort d’un des plus typiques trésors culturels du pays.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Fadil Aliriza est chercheur principal auprès du Forum des transitions du Legatum Institute. Il s’est intéressé, en tant journaliste et analyste, aux cas de la Tunisie et de la Libye, depuis les soulèvements de 2011.
**Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Source : ‘‘Foreign Policy’’.
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